1606 - Pages choisies : de Marie-Hélène Lafon, le Soir du chien
de Marie-Hélène Lafon, le Soir du chien, Editions Buchet-Chastel, 2001, pp. 127-131 :
Hier Roland s'est suicidé. Il s'est pendu. Dans l'atelier. Avec ses bottes. Le maire m'a appelé. Il faisait nuit. J'y suis allé. Il était chaud sous les aisselles. Il avait piqué son chien d'abord. La maison était en ordre. J'ai senti tout son poids contre moi. Je n'étais jamais entré dans sa chambre. Ses parents avaient longtemps été abonnés à Paris-Match. Il avait conservé l'abonnement pendant quelques années après la mort de sa mère. Deux numéros anciens étaient posés sur sa table de nuit. Il n'y avait rien d'autre. Son lit était étroit, presque un lit de jeune garçon, tendu de blanc. Les murs étaient lambrissés, vides, à l'exception, juste au-dessus de la table de nuit, comme à portée de la main, d'un petit cadre où se détachait, sur un fond de velours bordeaux, une image en bronze de la Vierge Marie, presque de profil, très jeune, sans l'enfant.
Je porterai le cercueil à l'enterrement. Nous avons déjà porté souvent, ensemble, les cercueils des autres morts. Nous l'avions fait pour mon père, Richard, Roland et moi. Ce n'est pas l'usage que ceux de la famille soient porteurs, mais mon père nous l'avait demandé. Roland n'a pas laissé de lettre. Il n'écrivait jamais, sauf ses factures, d'une grosse écriture maladroite, comme difficilement arrachée à l'enfance, aux débuts. J'ai cherché dans ses papiers pour trouver l'adresse de son frère. Je lui ai téléphoné ; il est beaucoup plus jeune que Roland ; il ne m'a pas tutoyé. J'entendais la télévision derrière lui. Il a crié à quelqu'un : « Mon frère a fait une connerie. » Une voix de femme a demandé : « Quoi encore ? »
Il a dit : « Mon frère ; il a fait comme mon père. » Il m'a demandé : « Dans l'atelier ? » Je ne savais pas que le père de Roland était mort comme ça. Personne n'en parlait jamais, et lui non plus. Il travaillait avec les outils de son père, vivait dans ses vêtements, mais il n'en parlait pas. Parfois il racontait des anecdotes sur sa mère. Il en riait à sa manière, presque gravement. C'était comme un culte qu'il aurait célébré. De son frère, il ne disait presque rien sauf de menues histoires de rivalités d'enfance où le frère l'emportait tou- jours. Il avait été le préféré de la mère qui avait mal supporté son départ et l'éloignement dans lequel il s'était tenu.
J'avais de cette femme un souvenir très précis qui, pendant des années, m'avait empli de confusion. Un soir, pendant l'été de mes seize ans ; je m'en souviens parce que je venais d'avoir ma première Mobylette ; mon père m'avait envoyé chercher une perceuse chez le père de Roland. J'étais entré dans l'atelier ; il n'y avait personne ; j'avais appelé ; on ne répondait pas. J'avais poussé la porte du fond qui était ouverte et donnait sur le jardin. Sa mère était là. Elle me tournait le dos ; elle était colossale ; ses jupes étaient remontées sur ses jambes écartées, légèrement fléchies et très blanches ; elle pissait debout, d'un jet dru, qui soulevait du sol, entre ses chevilles, une poussière dorée par la lumière du soir. Ça sentait le chaud. Je m'étais enfui. J'avais pensé : « Elle pisse comme une vache. » Longtemps cette phrase m'avait poursuivi. Je n'avais jamais raconté ça à personne, pas même à Marlène.
Je n'ai rien pu pour Roland. Il n'a pas émis de signes ; il n'a rien laissé passer ; ou je n'ai pas su voir. Je suis certain de ne l'avoir jamais regardé comme il le faisait, lui, l'année du départ de Marlène, les soirs où j'allais chez lui parce que je n'en pouvais plus d'être dans la maison à côté d'elle et sans elle. C'était un regard qui disait de tenir, de garder le souffle, au ras de la vie. Il n'y avait pas de mot, seulement le regard, et des gestes, ce que l'on appelle des attentions. Attention ; danger de se perdre dans le rien, de sortir du champ de la conscience. Roland et ma mère m'ont porté à bout de regard, d'un jour l'autre, pendant que le temps roulait, lentement, faisait sa pelote de semaines, de mois, de saisons.
Personne n'a porté Roland ; personne ne l'a regardé pendant toutes les années de sa vie d'homme, sauf son chien. Personne ne l'a reconnu. C'est de cela qu'il est mort, sans bruit. Je crois qu'aucune femme ne l'a aimé. Marlène pensait qu'il était homosexuel et qu'il ne le savait pas. Elle avait peut-être raison. Peu importe qu'il ait ou non connu l'ardeur des corps, à la sortie d'un bal, sur un chantier, dans une ferme isolée, ou dans son atelier ; peu importe puisqu'il ne reste de lui qu'une trace de solitude, lisse et infime, à la surface de nos mémoires.
Son atelier nous plaisait beaucoup, à Marlène et à moi ; très ordonné, d'une propreté méticuleuse, il ouvrait sur la vallée par de larges verrières. La lumière y était rousse et parfumée. Le bois crissait ; il coulait entre les mains de Roland, répandu en copeaux souples comme des cheveux de femme. Le royaume était clos, hors du monde. Il n'y avait pas de radio. On n'imaginait pas, dans cette paix, de client vociférant ou de machine vorace. L'atelier était un cloître vide.