1691 - Voyage à Troyes (1)
Voyage à Troyes
(Work in progress)
(1)
Samedi 14 septembre 2024
Après-midi
[D’un mouvement spontané, j’ai inscrit le lieu et la date : Troyes, le 14-9. Il faut dire que :]
Dans cette ville se conjoignent deux lointains parcours de ma vie.
Dans le quartier de la cathédrale où j’attends qu’ouvrent les musées en ce début d'après-midi, je crois reconnaître l’un des immeubles où habitaient Isabelle et sa famille. — Comment être sûr ? c’était plus de cinquante ans auparavant.
[Je chercherai entre-temps. Je retrouverai l’adresse sur une des enveloppes conservées de notre correspondance. C’était bien dans cet îlot de bâtiments, non pas le premier en façade, mais le dernier, masqué sur la photo. La rue n’était pas rue Gabriel Groley, non plus que rue des Ormes : son appellation était autrement suggestive, puisqu’elle s’appelait rue des Guillemets.
Nous n’habitions certes pas alors l’Impasse des Enfants sans-souci. Nous avions tout à rebours la conscience d’habiter un monde difficile. Isabelle, à mes yeux, n’avait d’ailleurs rien d’une enfant.
Elle m’avait fait découvrir, préoccupation qui n’avait rien de son âge, des poèmes de Boris Vian (que lisait son frère aîné et qui l’avait introduit à cette lecture), et je me rappelle l’avoir vue manipuler avec envie la pochette de la Solitude de Léo Ferré — épisode que j’ai déjà retracé dans un de mes billets.
Isabelle était, quand j’avais onze-treize ans, ma grande amie. Elle était un peu plus « vieille » que moi, beaucoup plus mature en tout cas, avait des manières brusques de garçon manqué, un visage sérieux au front découvert encadrés de cheveux mi-longs assez raides, et, de fait, il arrivait qu’on se trompe sur son sexe, qu’on lui dise « monsieur » en s’adressant à elle, ce qui la secouait d’un petit rire de gorge dénotant une certaine satisfaction qu’on se soit ainsi mépris. Beaucoup délurée que moi, elle débouchait souvent la bouteille d’univers inconnus, vers lesquels je n’ai eu d’ailleurs le loisir de cingler que beaucoup plus tard…
Je me rappelle encore : nous avions co-écrit, sans doute à la demande du professeur de français (que je n’aimais pas beaucoup et qui faisait souvent appel à notre créativité), un « sketch » dont les répliques étaient émaillées d’un argot dont je devinais davantage les rudiments que j’en pénétrais le sens exact (poteaux, pioncer, roupiller truffaient, dans mon souvenir, les dialogues de cet impromptu, dont Isabelle avait tramé l’essentiel). Le reste m’échappe entièrement. J’étais sans doute sous influence, sans que cela lèse l’un ou l’autre pour autant.
Car Isabelle sans conteste était la grande complice, la première à m’initier à des épices et des parfums autrement plus forts que ceux auxquels j’étais accoutumé, premiers frémissements restés en suspens avant que je les redécouvre au fort de l’adolescence. Beaucoup proche de la « variété », de ce « conditionnel » dont se gaussait Léo Ferré, poète rugissant dont je ne connaissais encore que le titre d’un album sur une pochette, je me rappelle avoir chanté avec ferveur la chanson des Poppys (un improbable groupe formé d’enfants prépubères issus des Petits Chanteurs d’Asnières dont le nom en forme de mot-valise ne tait pas la source d’inspiration, tous ou presque arborant d’ailleurs des cheveux longs), Isabelle, je t’aime, à la plus grande joie (railleuse) de ma sœur que ce chagrin de la séparation amusait avec toute l’inconscience et la cruauté d’une cadette avec laquelle j’étais comme chien et chat et qui ne ménageait pas ses plaisanteries, après que mes parents ont déménagé de Troyes pour ****. J’éprouvais alors la vérité de la situation — « Et puis un beau jour Isabelle a déménagé… » —, quoique transposée d’elle à moi, de moi à elle, et ce, de bien des façons.
Je croyais l’existence d’Isabelle enfouie sous les strates mémorielles d’un terrain sablonneux, et voilà que mon arpentage de ces rues faisait éprouver — et comme retrouver — la dureté de l’asphalte rencontrée dans les pas alors de mes courtes jambes…
Je me promène donc dans la région de Troyes où demeurait Isabelle, quartier pauvre de cette ville ouvrière, où nous flânions volontiers, elle me donnant l’impression d’y être plus à l’aise qu’au centre ville avec ses rues larges et rectilignes. Si je regarde le plan de la ville, nous habitions à l’opposé l’un de l’autre, l’une près d’un boulevard de ceinture correspondant à d’anciennes fortifications, dans la tête du bouchon de champagne que dessine — dit-on — de par ses boulevards la ville historique, l’autre, légèrement en dehors, par-delà le pont où je voyais passer une antique locomotive (j’y reviendrai), à la lisière d’une autre commune, Sainte-Savine…]
* * *
Les musées — tout proches — ne rouvrent qu’à 14 heures.
Je bois un décaféiné dans le bar dans lequel, autre boucle ou méandre d’un cours de ma vie que je remonte, j’ai passé des heures à deviser avec Lindsay quand, quelque quinze années plus tard, je lui rendais visite à Troyes. Je suis à peu près certain du lieu, même si l’agencement en a complètement changé.
Isabelle et Lindsay vivent toujours, si j’en crois le site que je consulte… Lindsay habiterait Châlons-sur-Saône, avouerait la profession d’enseignant en anglais ; Isabelle serait restée dans les environs.
* * *
Et puis. Je trouve le Musée Saint-Loup assez décevant. [Ne me revient pas sur le moment que l’école primaire, où je suis allé de six ans à neuf ans à Sainte-Savine, portait ce même nom, refusant peut-être que se produisent trop d’anamnèses en si peu de pas et de temps ¡]
Je prends toutefois quelques photographies.
Philippe de Champaigne (Bruxelles, 1602 - Paris, 1674), Saint Paul, Peinture à l'huile sur toile, vers 1650
Puis j’entre dans la cathédrale, dont j’emporte le cliché d’un vitrail dont les couleurs et les figures me paraissent vénérables, sans être certain qu’il soit parmi les plus anciens.
(à suivre)