1716 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 4]

Publié le par 1rΩm1

 

 

1716 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 4]

de Abdellah TAÏA, le Bastion des Larmes, Editions Julliard, 2024, [extrait 4] pp. 171-180 :

    Je n'ai pas de famille, moi. Je suis dans l'errance et le froid interminable en France. Pas complètement libre, même en France. Et je m'accroche encore à ces souvenirs entre nous. Je les enjolive. Je me mens. Je vis au présent un passé qui n'a peut-être jamais existé. Et je ne veux surtout pas devenir raisonnable, compréhensif, sage.
    Mes sœurs n'auraient jamais dû partir avec ces hommes, se marier avec des étrangers. Notre gang des années quatre-vingt me manque. Un gang de six filles. Plus un garçon. C'est Farida qui a eu cette idée pendant l'été 1983.

    Puisqu'on est des pauvres, puisqu'on n'a pas d'argent, on va alors passer une bonne partie des vacances scolaires d'été à voler. On sort dans les rues de Salé et on vole.

    Voler quoi, Farida ? des fleurs ? des soutiens- gorge ?

    Voler ce qu'on peut. Des soutiens-gorge, oui, par exemple. C'est une bonne idée. […]


    On partait à chaque fois très loin pour vivre cette aventure. On prenait le bus tous les sept sans payer le ticket pour aller dans la médina de Salé. Et là, dans ce territoire où personne ne nous connaissait, dans le très vieux et très étrange monde de la vieille ville, on tournait en rond assez longtemps avant de trouver le bon magasin d’alimentation générale où l'on pouvait se servir soi-même. Farida et Samira flirtaient ouvertement avec l'épicier en lui demandant de leur montrer tous les shampooings qu'il avait dans son magasin. On en a marre d'utiliser toujours la marque Dop. On veut changer. Ce soir on va au hammam. Montre-nous tout ce que tu as.
    La technique du shampooing marchait tout le temps. Les épiciers étaient tous ravis d'avoir devant eux Farida et Samira, deux jeunes femmes qui n'avaient pas froid aux yeux. C'était elles qui commençaient le jeu de la séduction. Souvent, les épiciers leur donnaient gratuitement deux ou trois shampooings si elles acceptaient qu'on leur caresse les mains. Elles disaient tout le temps oui.

    C'est de la prostitution ça, Farida. Je ne suis pas une prostituée, moi.

    Si tu n'es pas d'accord, Hadda, alors ne viens pas avec nous la prochaine fois. Reste à la maison. Fais la sieste. Mais s'il te plaît, épargne-nous tes leçons de morale à deux sous et ta peur qui te fait pisser au lit en pleine nuit. Tu as compris ?

    Hadda avait beau protester, elle était toujours avec nous. Elle n'aurait manqué ces expéditions dangereuses pour rien au monde. Farida et Samira se laissaient toucher les mains. Et nous, les autres membres du gang, on volait très discrètement ce qu'on pouvait, ce qui était accessible. Du chocolat bien sûr. Des chewing-gums. Des stylos. Des carrés de fromage Kiri. De la Vache qui rit. Et parfois même des bottes de menthe fraîche. Ça ne coûte rien, la menthe, mais c'est déjà ça de volé. Nous sommes devenus très vite des experts. Des voleuses et un voleur. Chaque jour un peu plus courageux. Hardis. Hors la loi et heureux. Voler était si facile, Farida avait plus que raison.
    Dans les boutiques de vêtements, on volait des foulards, des slips et des soutiens-gorge. C'était les ordres de Farida. Des choses qu'on pouvait facilement cacher dans nos poches ou bien sous nos tee-shirts.
    Chez le marchand de légumes qui se trouvait juste à côté du cinéma Malaki, on avait carte blanche. On pouvait voler autant qu'on voulait. Le propriétaire était tombé amoureux de Samira. Il fermait les yeux. Tout en touchant les mains de Samira, il lui récitait des poèmes arabes. On lui a vite trouvé un surnom, à cet homme : le poète de Zaër. Car il était originaire de cette région campagnarde non loin de Salé. Il ne faisait pas semblant, le pauvre, il était sincèrement amoureux de Samira. Il avait une grosse moustache. De grands yeux très noirs. Il était très maigre. Samira représentait pour lui la fille de la ville. Inaccessible et libre. Elle initiait les choses. Elle se donnait mais ne se laissait pas faire pour autant. Au lieu de la juger et de la condamner, le poète de Zaër s'était attaché à elle. À chaque visite, il avait préparé un poème à lui réciter. Des poèmes vieux et sublimes de la poésie arabe classique.
    Notre gang finissait toujours ses expéditions à la plage publique de Salé, non loin du mausolée du saint des fous, Sidi Ben Acher. Samira nous parlait de son poète. On l'écoutait vaguement tout en mangeant ce qu'on avait volé : les fruits, les bonbons, les tablettes de chocolat. Et on regardait le soleil se coucher, disparaître de l'autre côté de l'océan Atlantique. C'était si romantique. J'avais de la chance d'avoir six sœurs. Plus âgées et plus courageuses que moi.

    Le poète de Zaër veut se marier avec moi.

    On a tous éclaté de rire.

    Il est très sérieux. Il m'a demandé de le dire à nos parents.

    Tu acceptes de te marier avec lui, Samira ?

    Non. Bien sûr que non.

    Tu devrais. Comme ça on n'aura plus à voler des fruits. Le poète de Zaër nous les donnera.

    C'est non. Vous entendez ?

    Notre gang a cessé d'exister à partir de ce moment-là. Ce jour-là. Les sœurs avaient compris qu'elles étaient allées trop loin.

    On n'a pas le droit de jouer avec le cœur de cet homme campagnard. Il ne le mérite pas.

    Tu lui as donné notre adresse à Hay Salam ?

    Non. Je lui ai dit que j'allais réfléchir et que je reviendrais le voir la semaine prochaine pour lui donner ma réponse.

    Tu es amoureuse de lui ?

    Non. Il est très gentil et tout... Mais je ne suis pas amoureuse de lui. Je vais lui dire non la semaine prochaine.

    On viendra avec toi.

    Nous étions très excités. Nous avions l'impression de vivre dans un film égyptien. Un vrai film d'amour. Samira avait volé la vedette aux autres sœurs. Ces dernières cachaient leur jalousie et vivaient à fond avec elle cette histoire d'amour. Tous les ingrédients du mélodrame y étaient présents. L'été. Des filles de la ville. Des sœurs pauvres, voleuses, plus ou moins libres. Un homme campagnard moustachu, poète à ses heures, vendeur de fruits. Elles venaient pour lui voler des fruits, il tombait amoureux de la plus belle d'entre elles. Samira. Allait-elle accepter son amour et sa proposition de mariage?

    Il vient de la campagne. Il a l'air un peu plouc. Je ne me marierai pas avec lui. Je mérite mieux, tout de même, beaucoup mieux.

    Samira etait vraiment très belle. Elle espérait que sa beauté allait lui permettre de trouver un jour un homme riche.

    Plus tard. Pour l'instant, je veux m'amuser, vivre sans entraves. J'ai à peine dix-neuf ans.

    On a accompagné Samira chez le poète de Zaër. Elle est entrée dans son magasin. On est restés à l'extérieur. On la voyait qui lui parlait. Pauvre poète ! Cela lui a fait un choc. Il a mis ses deux mains sur son visage pour cacher son émotion. Puis il les a retirées. Il pleurait. De loin, on voyait clairement les larmes qui coulaient sur son visage. Il a pris la main de Samira dans ses deux mains. Il a planté ses yeux dans ceux de Samira. Et ses lèvres ont commencé à bouger. Nous avons tous compris qu'il était en train de réciter un poème arabe pour elle. Une dernière fois. C'était exactement comme dans les films égyptiens. La scène des adieux. Nous avons tous pleuré. Même Samira. Nous éprouvions tous du respect pour cet homme. Il est allé jusqu'au bout de sa passion amoureuse.
    Soudain, il a touché les cheveux de Samira. Il a osé faire ce geste romantique. Il voulait respirer les cheveux de Samira. Mais deux clientes sont entrées dans son magasin. Il a lâché la main de Samira et s'est éloigné d'elle tout en continuant à la regarder dans les yeux.
    C'était déchirant.
    Avant de la laisser partir, le poète a donné à Samira deux kilos de pêches. On n'a pas pu les manger, ces pêches. C'étaient des pêches avec un goût amer, triste, tragique.
    L'amour ne gagne jamais. Ni dans les films égyptiens ni dans la réalité de Salé.
    Nous avons donné ces pêches à un mendiant de la médina et nous sommes rentrés à pied à Hay Salam. En silence. Il n'y avait plus rien à dire.
    C'était la fin officielle de notre gang.
    Je déteste aujourd'hui les maris de mes sœurs. Ils sont fades. Lâches. Ils ne méritent pas mes sœurs. Et je continue de penser régulièrement et tendrement au poète de Zaër. Je suis sûr qu'il ne s'est jamais marié.

 

 

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