1728 - Pages choisies : Abdellah TAÏA, Un pays pour mourir
Pages choisies : Abdellah TAÏA, Un pays pour mourir, Editions Julliard, 2015, pp. 97-104 :
Mojtaba. C'est son prénom.
Il a fui son pays, l'Iran. Il y a un an.
Il rêvait depuis toujours d'aller en France et de visiter le jardin du Luxembourg. Et, pour cela, il fallait passer par Paris.
Mojtaba veut vivre à Londres ou Stockholm. Il ne sait pas encore laquelle de ces deux villes choisir. Mais il doit prendre une décision définitive dans quelques jours. D'ici la fin du mois de ramadan.
Mojtaba était perdu du côté du métro Couronnes quand je l'ai rencontré. Il se tenait debout à la sortie de la station. Il avait l’air complètement désorienté, dans une grande panique. Tout autour de lui, que des Arabes, qui s'étaient déplacés dans ce quartier, en cette veille de début du mois sacré, pour acheter ce qu'il fallait : des dattes, des fruits secs, des gâteaux au miel, des petites bouteilles d'eau de fleur d'oranger, des herbes spéciales, des essences, des huiles et tant d'autres choses. Comme tout le monde, j'étais venue moi aussi faire des achats, faire semblant, me convaincre inutilement que le ramadan à Paris avait un goût, une saveur. Je me mentais, bien sûr. Mais, depuis longtemps déjà, cela ne me dérangeait plus.
Je ne sais pas pourquoi je suis allée vers Mojtaba. Besoin de faire du bien ? De sauver quelqu’un ? Peut-être. Je me suis plantée devant lui. Je l'ai regardé. Il a levé ses yeux vers moi. Et là, j'ai vu à quoi il ressemblait vraiment. En deux mots : il était sublime. Un jeune homme magnifique. Et, visiblement, perdu.
J'ai compris très vite qu'il n'était pas arabe. Musulman, oui, mais pas arabe. Il était aussi tendre, doux, mélancolique. Cela se voyait immédiatement. Quelque chose en lui m'était proche, familier.
Ce n'était pas un coup de foudre.
Poussée par je ne sais quel sentiment fraternel, j'ai avancé vers lui. Je ne pouvais pas faire autrement.
Ses yeux étaient fatigués, ses joues très creuses. Il portait une barbe douce qui appelait les caresses. Ses membres étaient las. Il semblait être au-delà de l'épuisement. C'était sûr, il allait tomber, s'évanouir, d'une seconde à l’autre.
Mojtaba continuait de me regarder.
J'ai alors tout saisi de son âme. Son destin, je l'ai vu défiler en entier devant moi.
Il vient de loin, ce garçon, de très loin. Il erre depuis longtemps. Il va. Il se déplace en permanence. Il n'a plus de centre. Il ne sait plus où trouver l'énergie pour continuer à vivre.
Je me suis rapprochée de lui. J'ai passé mon bras autour de son bras. Il en avait besoin. Il m'a posé cette question, dans un français cassé et charmant :
« C’est loin Barbès ? »
J'ai répondu tout en souriant grand :
« Pas vraiment. Un peu plus loin sur la ligne 2 du métro. »
Il n'a pas eu le temps d'entendre ma réponse. Il a perdu connaissance.
À part au moment de la jouissance sexuelle, je n'avais jamais vu cela. Un homme qui défaille, qui perd le contrôle de son corps, de son esprit, de son énergie. Un homme qui tombe.
Je l'ai suivi dans cette chute en essayant de le retenir, de ralentir le mouvement de son corps vers le bas. J'ai réussi.
Jusepe de Ribera, Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante, 1621-1624, 180,3 x 231,6 cm, Huile sur toile, Bilbao, Museo de Bellas Artes
Je n'ai pas essayé de le réveiller sur place. J'ai juste vérifié qu'il respirait toujours et j'ai rapproché sa tête de mes seins. Si j'avais pu, je l'aurais allaité.
Je connais les Parisiens. Et je connais les Arabes à Paris. Ils sont rarement dans l'élan solidaire. Chacun pour soi. Chacun dans sa bulle. Sa cellule. Surtout dans les rues. Les métros. Les bus.
Mojtaba a inversé, renversé cet ordre bien établi. Au moment même où tout allait extrêmement mal. où les lignes de nos vies mensongères ne menaient nulle part, un instant de grâce s'est produit. Tout le monde a couru pour sauver le jeune homme évanoui. Le ramener à la vie. Lui prendre la main. Lui donner de la chaleur.
« Qu’est-ce qu'il a, madame ? Que lui arrive-t-il ? Qu'est-ce qu'on peut faire ? »
« Il ne faut pas le laisser mourir. Il est si jeune. Si beau... »
« Mettez-lui ce petit morceau de sucre dans la bouche ! »
« Lisez une petite sourate du Coran ! Allez-y ! Allez-y ! C'est important ! N'ayez pas peur ! »
J'ai fait tout cela. J'ai suivi ces conseils.
J'ai pleuré. Je n'étais pas la seule.
J'ai prié. Je n'étais pas la seule non plus.
Jusepe de Ribera, Lamentation sur le Christ mort, Vers 1620-1623, 129,5 x 181 cm, Huile sur toile, Londres, The National Gallery [photographies : 29 nov. 2024, Exposition Jusepe de Ribera “Ténèbres et lumière” au Petit Palais]
Personne n'a eu l'idée inappropriée de me demander quel était mon lien avec Mojtaba. Ils ont dû tout sentir, voir l'évidence du fil qui nous reliait l'un à l'autre. Même le chauffeur du taxi a dû être touché. Il a refusé d'être payé et il m'a aidée à transporter le jeune homme jusqu'à mon appartement.
Cette nuit-là, j'ai refusé tous les clients. J'ai éteint mon téléphone portable. Et j'ai veillé sur Mojtaba.
J'ai fait chauffer du lait avec du thym. Je l'ai versé dans un grand bol. J'y ai mis beaucoup de sucre. Et j'ai préparé une pâte de dattes.
J'ai donné tout cela à Mojtaba encore endormi. Cela a pris beaucoup de temps. J'ouvrais sa bouche et j'y glissais une cuiller remplie de lait chaud très sucré. Je la retirais. Et je recommençais.
J'ai attendu deux heures près de son corps.
Je lui ai enlevé son blouson. Ses chaussures. Je l'ai recouvert d'un drap vert fleuri. Je me suis occupée de son gros sac de voyage. Je l'ai ouvert. En ai sorti ses vêtements. Ils étaient tous sales. Je les ai lavés, à la main. Je les ai suspendus un peu partout dans l'appartement pour qu'ils sèchent.
J'ai pris une serviette blanche et je l'ai trempée dans de l'eau très chaude. J'ai enlevé à Mojtaba ses chaussettes et, à l'aide de la serviette chaude, je me suis mise à essuyer et réchauffer ses pieds.
C'est cette chaleur qui l'a ramené à ce monde. Il a ouvert les yeux. Il m'a regardée. Un peu étonné. Je l'ai regardé. Il me reconnaissait. Il n'avait pas peur. Et il a parlé, dans une langue que je ne comprenais pas. Il a recommencé, dans un français hésitant :
« Merci… Merci... Merci beaucoup. Je m'appelle Mojtaba. »
J'ai répondu, avec une douceur nouvelle pour moi :
« Bienvenue chez moi... Je suis Zahira... Je suis marocaine... Et toi ? »
Il m'a regardée trois longues secondes.
« Je suis iranien. »
Je dois avouer que j'étais un peu surprise. Avant qu'il ne me le révèle, je n'avais absolument pas deviné son pays d'origine.
Avant de le connaître, je n'avais jamais entendu un prénom comme le sien.
Mojtaba.
D'une manière confuse, intuitive, j'ai compris et j'ai inventé un sens à ce mot, à ce nom perse. Quelque chose comme « Celui qui aspire à… », « Celui qui répond à… », « Celui qui tend vers… », « Celui qui va… ».
Peut-être que je me trompais.
Mojtaba a sorti son bras de sous le drap vert et m'a tendu sa main. J'ai tendu la mienne. Nos mains se rencontrent. Chacune serre l'autre. Longtemps. Aucune ambiguïté. Aucune malveillance. Aucun sentiment faux. J'ai fini par baisser les yeux. J'étais redevenue timide comme une petite fille pure. J'ai lâché sa main. Je me suis levée et je suis allée à la cuisine pour lui préparer à manger. Sa voix m'a suivie. Elle me posait une question :
« C’est demain ramazan en France ? »
« Ramazan » ! De quoi parlait-il ? J'ai fini, au bout de quelques secondes, par comprendre qu'il parlait du ramadan.
Je me suis retournée vers lui.
« Oui, c'est demain le début du Ramazan à Paris. »
Il a posé une autre question, un peu dérangeante :
« Vous le faites ? »
Sa question me disait que, lui, il le faisait, il jeûnait. Alors, j'ai menti :
« Oui, je le fais. »
Sans hésiter, il m'a proposé ce qui suit, ce voyage dans le temps :
« On le fait ensemble ? »
Réfléchir ne servait à rien.
« D’accord, Mojtaba. On jeûne ensemble... D’accord... »
De loin, je voyais qu'il souriait. Je suis revenue à la préparation de mon plat et, moi aussi, j'ai souri. J'étais ravie. Mojtaba allait rester chez moi tout un mois.