1742 - Pages choisies : Michel Leiris, Biffures, “Tambour-trompette”, 1948

Publié le par 1rΩm1

 

 

de Michel Leiris, Biffures, “Tambour-trompette”, 1948, Gallimard, “L’imaginaire pp. 253-255 :  

 

 

TAMBOUR-TROMPETTE 

Les mots en « ...lan » sont aisément des mots gais. Ainsi « brelan », « ortolan », « cerf-volant » (en forme de cœur très pointu avec, collée au milieu du papier blanc, une figure de soldat découpée dans une de ces feuilles d'Epinal représentant des files de militaires en uniforme) ; ainsi cet autre engin aérien que possédait mon frère aîné et qui s'appelait « l'Aigloplan » (évoquant la forme d'un aigle, il était fait de toile brune) ; ainsi « Roland » (dont la fanfare héroïque sonne encore à Roncevaux), « Coriolan » (qui embouche un cor lui aussi et le développe en marche triomphale, dans un tumulte d'oriflammes). Du même métal que ces noms dont les deux derniers jettent une lueur joyeuse sur le destin pourtant tragique des deux hommes il y a également « bataclan » (avec son entrechoquement burlesque de batterie de cuisine où prédominent les casseroles) et encore « mirobolant » (superlativement hilare dans son rebondissement de clowns égrenés en série de culbutes ou de cascades au milieu d'une pétarade de gifles et d'une grêle de coups de pied au cul). Dans la configuration de tels mots, l'on trouve, outre l'éclat d'un œil ensoleillé de liesse ou bien un luxe de tissus soyeux, une sonorité sans bavure (sécheresse de peau de tambour sur laquelle les baguettes frappent leur « planrataplan ») enclenchant quelque chose de hardi et de victorieux. Pas un de ces mots, lorsque j'étais tout jeune, qui ne vibrât d’une note faste ; et je pense aujourd’hui qu’ils le devaient à « jour de l'an », époque illuminée du scintillement des panoplies, jouets, volumes à reliure de couleur vive et tous autres cadeaux faisant de ce temps de l'année, comme de tout ce qui pouvait m'en rappeler le nom, une paillette de monde extraite de l'ombre environnante par un éclairage privilégié.  

Combinaison de la trompette et du tambour, objet unique produisant à lui seul les deux sons, tambour d'Arcole laissant jaillir au contact des baguettes, en même temps que la cascade bien rythmée des coups, une sonnerie comparable à celle du cor de Roland mais plus haute et plus gaie, jouet-surprise dont l'intérieur semblait secrètement pourvu d'un astucieux mécanisme faisant de ce corps cylindrique pareil à celui de tous les autres tambours le réceptacle d'où pointait la voix acide d'un instrument de cuivre, tel fut le « tambour-trompette » dont j'eus envie assez longtemps, allant peut-être jusqu'à le chercher (mais en pure perte) dans les catalogues d'étrennes. Cela pour avoir entendu, un jour de promenade, cette mixture musicale à base de souffle et de battement et l'avoir crue issue du tambour apparemment très ordinaire avec lequel s'amusaient deux enfants sans que j'eusse remarqué (ce que la réflexion m'induisit à admettre plus tard) que l'un des deux garnements, associant son jeu à celui de son compagnon tambourinaire, était muni d'une trompette dans laquelle il s'époumonait.  

 

1742 - Pages choisies : Michel Leiris, Biffures, “Tambour-trompette”, 1948

D'autres jouets m'ont ravi : montres sans mécanisme, mais dont les deux aiguilles, pour peu qu'on les poussât du doigt ou qu'on les mût au moyen du remontoir, pouvaient marquer toutes les heures qu'on voulait ; découpages coloriés représentant des animaux, des fleurs ou des personnages ; planches de décalcomanie aux fines figures vernies qu'on était toujours surpris de voir se décoller et se reporter de manière intégrale sur la feuille contre laquelle on les appliquait après avoir mouillé ; boussoles dont l'attrait reposait sur cet étroit losange de métal toujours prêt à osciller sur son pivot ; petites tortues à pattes mobiles elles aussi, enfermées dans des boîtes de carton à couvercle de mica ou autre matière translucide ; cartes postales (mais je le rêve peut-être ?) qui étaient en même temps disques de phonographe. Tous ces jouets sauf le dernier — restaient sagement contenus dans les limites de ce qui pouvait m'être procuré hors de toute prospection particulière et, en tout cas, sans que cela entraînât des débours excessifs. Mais il est bien certain que celui dont le désir que j'en avais fut le plus proche d'une hantise soit que par sa nature double (tel le « tambour-trompette ») il recélât pour moi quelque chose de curieux et d'attrayant, soit que le simple fait de l'avoir imaginé sans l'avoir jamais vu (ou de ne le connaître que par ouï-dire) lui conférât un prix où n'aurait su atteindre aucun objet tombé, fût-ce une fois, dans le champ de mes sens, soit encore que je l'aie, précisément, imaginé à cause de certain penchant à réduire plusieurs choses en une de manière à se dire que l'on tient dans sa main toutes sortes de possibilités vers l'une ou l'autre desquelles on a loisir de bifurquer, soit enfin que, faute d'avoir possédé un jouet des plus quelconques, je l’aie seulement désiré plus longtemps et qu’ainsi je le voie aujourd'hui, bien à tort, comme un graal obstinément convoité c'est la carte postale disque de phonographe¹. 

 

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¹Contrairement au « tambour-trompette », l’objet existe bel et bien, il n’appartient pas au registre des phantasmes du jeune Leiris. Je me rappelle avoir possédé de telles cartes postales du format double (correspondant à un A5 ?) de celles qu’on jette aux amis dans des boîtes à lettres sous forme de reproduction photographiques de paysages, au centre desquelles avaient été ménagé un trou central. Les microsillons transparents d’un disque du format d’un 45 tours (17,5 centimètres) n’empêchaient aucunement de voir quelque plage de Nice, Mer de glace ou château des Pyrénées, d’autant que l’évidement pratiqué était de la taille, réduite, d’un 33 tours. Je serais bien en peine cependant de savoir à quelle vitesse (trente-trois ou quarante-cinq tours par minute) l’on devait faire jouer l’électrophone… Et, tout aussi bien, lors de l’enfance de Leiris au tout début du siècle dernier, à l’époque des gramophones ou des « phonographes », les sillons devaient réclamer à cor et à cri le secours d’une aiguille courant sur une galette de tous ses soixante-dix-huit tours 

Mes souvenirs sont peut-être pour partie inexacts, mais ces cartes postales musicales étaient chantantes. Les airs emprisonnés par les spires du disque laissaient échapper des paroles et musique de chansons populaires dont j’ai oublié les titres, lesquelles me paraissaient toutefois alors singulièrement démodées. Au point que la fascination engendrée par l’objet ne résistait guère à l’écoute des airs en question interprétés par des voix chevrotantes, roulant force rrr et aux intonations datées, et bientôt faisait s’évanouir le charme de l’objet extraordinaire que nos mains avaient posé sur l’appareil de papa cédé à ses deux enfants (et il semble à la réflexion me souvenir que c’était en imprimant une révolution de la pointe à l’aiguille en soulevant le bras de l’électrophone que l’on pouvait lire ces chevrotements à raison de soixante-dix-huit tours à la minute ). 

 

 

 

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