1749 - Par, Paris, par ici ! (3)

Publié le par 1rΩm1

 

Par… 
Paris…  
… par ici !


 

 Journal extime

(Paris, 26 novembre - 2 décembre 2024)

 

3

 

Il court, il court, le furet
Le furet du bois, mesdames,
Il court, il court, le furet,
Le furet du bois joli.

Il est passé par ici…

(chanson enfantine)

 

Jeudi 28 novembre 2024

Matin

Judith m’avait donné rendez-vous au pied de la Pyramide du Louvre afin de ne pas attendre dans le froid. A peine suis-je arrivé et m’apprêté-je à faire la queue que je reçois un message : elle ne retrouve pas son billet ; son téléphone est en passe d’être totalement déchargé ; elle aura besoin pour entrer du billet que j’ai en copie ; elle me demande donc de l’attendre… à l’extérieur et dans le froid ! Je souris tout d’abord ; cependant, comme elle tarde, je m’irrite à mesure de ne pas la voir arriver…

Nous avons bien du mal ensuite à enfermer vos vêtements d’hiver dans une consigne automatique dans la salle dédiée.

La presse pour l’exposition ayant trait aux Figures du fou est importante. On processionne dans des lenteurs de fleurs fanées devant les manuscrits et autres petits objets sous vitrines.

La littérature explicative qui accompagne notre languissante avancée de salle en salle s’avère assez proche, en fait, du documentaire que j’ai regardé il y a peu à la télévision, documentaire que je croyais davantage contextuel et historique. Je rendrais compte ici toutefois de certains cartels, non pas à des fins pédagogiques (ayant cessé désormais d’exercer « le plus beau métier du monde » — du moins le second, l’autre étant tout aussi honorable —, je n’ai cure d’éclairer ici le lecteur, qui en sait possiblement autant que moi et peut-être davantage encore) mais au titre d’une mémoire supplétive, concernant des détails que je risque d’oublier, tandis que les clichés pris sur place relevaient pour la plupart de cet ordre d’intentions.

Ainsi, si je n’ignorais pas le rôle des marginalia dans les manuscrits, l’attention du regardeur dans l’après-coup pourrait être distraite — et mériterait, ici comme là, d’être “fléchée”, comme pour ce vitrail :

Artiste anonyme, Panneau composite, France, vers 1320-1330 et 15° siècle (médaillon central), Vitrail en verre, grisaille, jaune d'argent, Paris, Musée de Cluny - Musée national du Moyen Âge

Artiste anonyme, Panneau composite, France, vers 1320-1330 et 15° siècle (médaillon central), Vitrail en verre, grisaille, jaune d'argent, Paris, Musée de Cluny - Musée national du Moyen Âge

« Dans la partie haute, des créatures hybrides se détachent sur un fond sombre. Ces créatures marginales sont proches de celles peintes par Jean Pucelle dans les Heures de Jeanne d'Évreux (1324-1328) : homme à deux têtes pour l'une, sorte de centaure pour l'autre. La troisième est une chimère : créature folle, de ses pattes avant elle actionne un soufflet (follis en latin), symbole des fous, et semble en aspirer le souffle. »

Voire : certaines intentions gagnent à être explicitées :

« En bas de [la] page [de droite], le bouffon Marcolf fait face au roi de l'Ancien Testament, Salomon. Dans cette histoire légendaire, le fou résout les énigmes et répond aux défis lancés par le roi. Il se montre ainsi plus avisé que Salomon, pourtant réputé pour sa sagesse. »

Artiste anonyme, Initiale D du psaume 52 : La triple tentation du Christ et, en bas de page, scènes de l'histoire de Salomon et de Marcolf, Psautier dit d'Ormesby Est-Anglie, Norwich (Angleterre), début du 14° siècle (vers 1320?), Enluminure sur parchemin, Oxford, The Bodleian Libraries, University of Oxford, Ms Douce 366, folios 71 v°-72 r°

Artiste anonyme, Initiale D du psaume 52 : La triple tentation du Christ et, en bas de page, scènes de l'histoire de Salomon et de Marcolf, Psautier dit d'Ormesby Est-Anglie, Norwich (Angleterre), début du 14° siècle (vers 1320?), Enluminure sur parchemin, Oxford, The Bodleian Libraries, University of Oxford, Ms Douce 366, folios 71 v°-72 r°

Et le bouffon de s’avérer aussi plus sensé que le philosophe, tel Aristote devenu le jouet de Phyllis, son épouse tyrannique

Aquamanile in the Form of Aristotle and Phyllis, 14th or early century, Bronze, H. 32,5 cl, w. 17,9 cm, l. 39,3 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Aquamanile in the Form of Aristotle and Phyllis, 14th or early century, Bronze, H. 32,5 cl, w. 17,9 cm, l. 39,3 cm, New York, Metropolitan Museum of Art

Master MZ (Matthäus Zasinger ?; active between 1500 and 1503), Aristotle and Phyllis, Munich (Germany)?, About 1500, Burin

Master MZ (Matthäus Zasinger ?; active between 1500 and 1503), Aristotle and Phyllis, Munich (Germany)?, About 1500, Burin

Bien sûr, les vierges folles figurent en bonne place, d’autant qu’ici comme là sont exhibés les dérèglements de l’amour, et, partant, rebattues, les incitations morales à la vertu :

Erhard Küng (active from 1458, died after 1506), Statue de Vierge folle, Provenant du portail principal de la collégiale Saint-Vincent de Berne Berne (Suisse), vers 1450-1475, Pierre (grès), Berne, Bernisches Historisches Museum

Erhard Küng (active from 1458, died after 1506), Statue de Vierge folle, Provenant du portail principal de la collégiale Saint-Vincent de Berne Berne (Suisse), vers 1450-1475, Pierre (grès), Berne, Bernisches Historisches Museum

Tristan et Iseut buvant le philtre d'amour, Roman de Lancelot, Centre de la France, vers 1470, Enluminure sur parchemin, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits

Tristan et Iseut buvant le philtre d'amour, Roman de Lancelot, Centre de la France, vers 1470, Enluminure sur parchemin, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits

Atelier de Veit Hirschvogel l'Ancien (1461-1525), Rondel : quadrilobe avec des scènes courtoises, Nuremberg (Allemagne), vers 1510, Vitrail, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kunstgewerbemuseum

Atelier de Veit Hirschvogel l'Ancien (1461-1525), Rondel : quadrilobe avec des scènes courtoises, Nuremberg (Allemagne), vers 1510, Vitrail, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kunstgewerbemuseum

Arnt van Tricht (actif entre 1530 et 1570), Porte-serviette : Fou enlaçant une femme, Rhin moyen (Allemagne), vers 1535, Chêne polychromé

Arnt van Tricht (actif entre 1530 et 1570), Porte-serviette : Fou enlaçant une femme, Rhin moyen (Allemagne), vers 1535, Chêne polychromé

Konrad Seusenhofer (?-1517), Armet à visage de fou d'Henri VIII, roi d'Angleterre de 1509 à 1547,Innsbruck (Autriche), vers 1511-1514, Fer forgé, repoussé et gravé à l'acide, laiton, dorure

Konrad Seusenhofer (?-1517), Armet à visage de fou d'Henri VIII, roi d'Angleterre de 1509 à 1547,Innsbruck (Autriche), vers 1511-1514, Fer forgé, repoussé et gravé à l'acide, laiton, dorure

« Le visage de ce masque de fer, chef-d'œuvre d'armurerie, est celui d'un fou avec ses lunettes qui parodient la figure de l'érudit. Le casque a la forme d'un bonnet de fou : il était surmonté autrefois d'une rangée de grelots et d'oreilles d'âne, remplacées plus tardivement par une paire de cornes. Pour les puissants, se parer du visage du fou n'est bas seulement un élément ludique, mais aussi une incitation morale à la vertu. »

Partout, le fou se signale donc par ses insignes, son habit, bonnet, ses grelots et autre queue de renard, au centre de la composition, ou tranchant visuellement sur les autres personnages.

Carton attribué au Maître du Champion des dames (actif entre 1465 et 1475 à la cour de Bourgogne), Le Bal des sauvages, Tournai (Belgique) pour le tissage ? Vers 1465 Tapisserie en laine et soie, Saumur, Château-Musée de Saumur.

Carton attribué au Maître du Champion des dames (actif entre 1465 et 1475 à la cour de Bourgogne), Le Bal des sauvages, Tournai (Belgique) pour le tissage ? Vers 1465 Tapisserie en laine et soie, Saumur, Château-Musée de Saumur.

Artiste anonyme, Une fête champêtre à la cour de Bourgogne, Anvers (Belgique), vers 1550 ? D'après un original du début du 15° siècle, Peinture sur toile contrecollée sur bois, Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Artiste anonyme, Une fête champêtre à la cour de Bourgogne, Anvers (Belgique), vers 1550 ? D'après un original du début du 15° siècle, Peinture sur toile contrecollée sur bois, Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Pieter Bruegel l'Ancien (vers 1525-1569), Les Mendiants ou les Culs-de-jatte, 1568, Huile sur bois, Paris, Musée du Louvre, département des Peintures

Pieter Bruegel l'Ancien (vers 1525-1569), Les Mendiants ou les Culs-de-jatte, 1568, Huile sur bois, Paris, Musée du Louvre, département des Peintures

Particulièrement intéressante, cette représentation d’un bouffon agitant une marotte, qui condense significations symboliques et mise en abyme.

Marx Reichlich (vers 1460 - après 1520), Portrait d'un fou, Tyrol (Autriche), vers 1519-1520, Tempera sur bois, New Haven, Yale University Art Gallery

Marx Reichlich (vers 1460 - après 1520), Portrait d'un fou, Tyrol (Autriche), vers 1519-1520, Tempera sur bois, New Haven, Yale University Art Gallery

« Au centre de l'image se trouve un œuf cassé que le fou semble avoir en partie dévoré. Au début du 16° siècle, l'image des fous naissant d'un œuf est courante ; ici, le fou, en consommant l'embryon du poussin, semble s'approprier l'origine de sa propre folie. » « [A]u sommet de la marotte, pas de couronne comme sur le sceptre royal, non, c'est une tête qui fait une grimace : un autre fou ! »

Je songe par raccroc à ce tableau d’Oscar Kokoschka, l'Œuf rouge, qui dit autrement la folie des hommes…

L'Œuf rouge [Das rote Ei], 1940-1941, Huile sur toile, Prague, National Gallery in Prague

L'Œuf rouge [Das rote Ei], 1940-1941, Huile sur toile, Prague, National Gallery in Prague

et le tableau de Bosch, la Nef des fous, m’évoque Patrice, qui avait pour lui une dilection particulière,

Bosch, Hieronimus Van Aken, la Nef des fous, 58 cm x 33 cm, 4e quart du XVe siècle, Huile sur bois (chêne), Paris, Musée du Louvre

Bosch, Hieronimus Van Aken, la Nef des fous, 58 cm x 33 cm, 4e quart du XVe siècle, Huile sur bois (chêne), Paris, Musée du Louvre

la « barque folle » étant d’ailleurs un motif récurrent à l’époque du peintre.

Pieter van der Heyden (vers 1530-après 1572), Le Bateau bleu, Anvers (Belgique), 1559, Estampe, Anvers, The Phoebus Foundation

Pieter van der Heyden (vers 1530-après 1572), Le Bateau bleu, Anvers (Belgique), 1559, Estampe, Anvers, The Phoebus Foundation

« Vers le milieu du 15° siècle, un auteur anonyme a composé un poème, Le Bateau bleu, qui invite tous les groupes de la société à monter dans une barque folle. L'œuvre a sans doute inspiré La Nef des fous de Sébastien Brant, et l'expression « Bateau » est devenue l'équivalent de « vie dissolue ». Comme La Satire des noceurs débauchés de Bosch, la présente gravure est aussi une caricature des excursions en bateau de l'aristocratie, à la belle saison. »

Jérôme Bosch (vers 1450-1516), Extraction de la pierre de folie, Bois-le-Duc (Pays-Bas), vers 1501-1505, Huile sur bois (chêne), Madrid, Museo Nacional del Prado

Jérôme Bosch (vers 1450-1516), Extraction de la pierre de folie, Bois-le-Duc (Pays-Bas), vers 1501-1505, Huile sur bois (chêne), Madrid, Museo Nacional del Prado

Frans Hogenberg (né vers 1539/1540-1590), Danse des fous (Stultorum Chorea), Vers 1560-1570, Gravure sur cuivre à l'eau-forte et au burin, Amsterdam, Rijksmuseum

Frans Hogenberg (né vers 1539/1540-1590), Danse des fous (Stultorum Chorea), Vers 1560-1570, Gravure sur cuivre à l'eau-forte et au burin, Amsterdam, Rijksmuseum

L’on sent que les commissaires d’exposition ont visé l’exhaustivité. Heureusement, (si l’on ose dire) la vision de la folie et des fous change, du tout au tout quelquefois, dès les Lumières — nécessitant « le sommeil de la raison » (dixit Goya) pour que les délires insanes et merveilleux réapparaissent, tandis que les représentations littéraires évoluent, mais tout en reprenant des figurations passées :

Giandomenico Tiepolo (1727-1804), Le Charlatan, ou L'Arracheur de dents, Venise (Italie), vers 1754, Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre

Giandomenico Tiepolo (1727-1804), Le Charlatan, ou L'Arracheur de dents, Venise (Italie), vers 1754, Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre

« Au 18° siècle, si les représentations de fous sont moins nombreuses, on en retrouve les thèmes comme dans cette scène du carnaval. Arlequin et des polichinelles, dans la foule, reprennent le rôle d'amuseurs publics. Un arracheur de dents vante ses services pendant qu'un client est opéré par un assistant qui regarde ailleurs. Le singe, mauvaise copie de l'Homme, atteste qu'il s'agit d'une parodie de chirurgie, comme auparavant dans les scènes de l'extraction de la pierre de folie chez Bosch. »

Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801), Don Quichotte offrant des aiguillettes (cordon à bout ferré) à une vieille femme, Friedrich Justin Bertruch (éditeur) Weimar et Leipzig (Allemagne), 1775, Gravure à l'eau-forte, Paris, Musée du Louvre, département des Arts graphique

Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801), Don Quichotte offrant des aiguillettes (cordon à bout ferré) à une vieille femme, Friedrich Justin Bertruch (éditeur) Weimar et Leipzig (Allemagne), 1775, Gravure à l'eau-forte, Paris, Musée du Louvre, département des Arts graphique

Francisco José de Goya y Lucientes, Disparate de Carnaval (Folie de carnaval), Les proverbes n° 14, Édition : Madrid (Espagne), 1864, Gravure à l'eau-forte et à l'aquatinte, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie

Francisco José de Goya y Lucientes, Disparate de Carnaval (Folie de carnaval), Les proverbes n° 14, Édition : Madrid (Espagne), 1864, Gravure à l'eau-forte et à l'aquatinte, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie

Francisco José de Goya y Luciente, El sueño de la razón produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres), Planche 43 des Caprices, Espagne, 1799, Gravure à l'eau-forte et à l'aquatinte, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes

Francisco José de Goya y Luciente, El sueño de la razón produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres), Planche 43 des Caprices, Espagne, 1799, Gravure à l'eau-forte et à l'aquatinte, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes

1749 - Par, Paris, par ici ! (3)
Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892) et sculpteurs anonymes d'après Eugène- Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879), Chimères de Notre-Dame de Paris : La lionne, Monstre penché sur le parapet, Paris, 1847-1862, Paris, Cathédrale Notre-Dame de Paris

Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892) et sculpteurs anonymes d'après Eugène- Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879), Chimères de Notre-Dame de Paris : La lionne, Monstre penché sur le parapet, Paris, 1847-1862, Paris, Cathédrale Notre-Dame de Paris

Figure esseulée ayant désormais perdu sa cour, Stáncyk, le bouffon de Jan Matejko semble alors déplorer la disparition de toutes les Cours royales et de son ancienne raison d’être

Jan Matejko, Stáncyk, 1862, Peinture à l’huile, 88 x 120 cm, Musée national de Varsovie, Varsovie

Jan Matejko, Stáncyk, 1862, Peinture à l’huile, 88 x 120 cm, Musée national de Varsovie, Varsovie

tandis que l’artiste romantique, mêmement solipsiste, saisi par la mélancolie — l’acédie médiévale, elle, devenue « spleen » accuse l’écart irrépressible entre la foule moderne, séduite à jamais par tous les matérialismes et toutes les vulgarités qui, par essence, lui échoient à elle, …et lui.

Aussi cet autoportrait de Courbet, dans la posture du Désespéré, réécriture contemporaine de cette dernière toile (à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse ?), clôt-il notre itinéraire…

Gustave Courbet (1819-1877), L'Homme fou de peur, France, vers 1844, Huile sur toile, Oslo, The National Museum

Gustave Courbet (1819-1877), L'Homme fou de peur, France, vers 1844, Huile sur toile, Oslo, The National Museum

Gustave Courbet, le Désespéré, 45 x 54 cm, Huile sur toile, Collection particulière © Internet

Gustave Courbet, le Désespéré, 45 x 54 cm, Huile sur toile, Collection particulière © Internet

 

 

 

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