1537 - Juin parisien [Récidive], 6

Publié le par 1rΩm1

 

 

Juin parisien

 

[Récidive]

Journal extime

(19 juin26 juin 2023)

 

6

 

 

23 juin

Midi

Je pourrais me contrister de l’heure passée avec François.

D’ailleurs, après l’avoir quitté, je suis partagé entre le dépit et l’agacement. Dans ce procès que j’instruis après coup, les circonstances aggravantes paraissent, en effet, s’être multipliées.

 

Installés en pleine avenue sur la terrasse d’un restaurant où il a ses habitudes, je dois souvent lui faire répéter ce qu’il me dit d’une voix basse et sourde. Il paraît mécontent du moment qu’il traverse — et tout aussi bien peut-être du moment même qu’il passe avec moi.

Je m’essaie dans nos échanges à autant de fluidité que possible — et y parviens plutôt bien. Or, il me parle de mon handicap, comme si mes difficultés occasionnelles de prononciation l’empêchaient de me comprendre. (Je m’en irrite et songe alors à une anecdote rapportée par l’orthophoniste où elle évoquait un patient dont la dysphasie était telle que, livré à une glossolalie qu’il était seul à comprendre, il était convaincu malgré tout de recourir au langage articulé commun à son auditrice et lui.)

François me rapporte qu’une bonne partie de la matinée a été occupée à une visite médicale de contrôle. Je le constate : il a encore pris du volume et n’a pas l’air de bien porter cet excédent pondéral. Sa silhouette tient le milieu entre un bouddha chinois ventru et un sénateur romain, et sa méforme est patente, ce que trahit une dermatose sur le visage.

L’intempérance l’a repris. Prompt à lever le coude, il remplira d’ailleurs presque deux fois plus souvent son verre que le mien au cours du repas.

Il m’expose certaines de ses préoccupations, [qui pourraient expliquer son mal-être, me dis-je a posteriori]. Mathieu, son frère, est en arrêt de travail du fait d’un cancer de la prostate. L’une de ses filles, rentrée du Bangladesh, séjourne chez lui. Alors qu’il a souvent déploré l’abandon de ses filles, il se plaint de cette cohabitation, en lui faisant reproche d’être « bordélique ». Quant à son autre fille, elle semble le battre froid, pour une raison qu’il dit ignorer.

Il me demande tout à trac si j’ai contacté Danièle. La question me heurte un peu. Quelle raison aurais-je eue de le faire ?, ne puis-je m’empêcher de repartir… Elle-même vient rendre visite assez souvent à sa sœur à ****, ne serait-ce que pour régler la succession de sa mère, son fils — du moins est-ce ce qu’elle m’avait dit — devait me téléphoner sans que j’aie jamais eu de nouvelles, elle paraît être aussi « un pont » entre Didier et moi, et, pensé-je à part moi, cette mémoire vive, sinon écorchée, de son frère J.-P. décédé plus de trente ans auparavant me paraît quelque peu comptable des mentions du disparu dans la conversation, alors même que la vie continue, qu’elle devrait se continuer sans génuflexion, chacun étant libre de prendre en charge (ou pas) le souvenir des défunts comme il lui convient… Certains sous-entendus ou propos moins implicites que j’ai notés au cours de nos échanges antérieurs — l’éloignement de J.-P. dans mon existence signifierait, pour elle, bouderie ou fâcherie — alors qu’il s’agissait d’un éloignement somme toute naturel, géographique, affectif et personnel (au vrai, je n’étais plus amoureux, une lente, progressive mais définitive décristallisation s’étant produite), J.-P. et moi n’ayant jamais de nous voir à des moments importants de nos existences… Sans développer tout cela, je rétorque donc qu’elle pourrait très bien me contacter lorsqu’elle va chez sa sœur (ce que pourrait tout aussi faire, me gardé-je d’ajouter, François, quand il va chez son frère à ****).

François évoque aussi J.-T., qui ne va pas très bien, tenant par instants, des propos sans suite, ainsi que Raphaël, quand je l’avais vu en janvier, me l’avait rapporté, Raphaël, inquiet pour son ami, l’enjoignant à consulter un spécialiste et à se prendre mieux en main.

 

Il me parle d’autres personnes, dont l’identité ne m’est pas connue. Il a pour projet d’aller au festival d’Avignon, en revanche, avec FK et RM et dit redouter, telle une épreuve, cette semaine. Je le plaisante doucement à ce propos. Je le sais casanier, mais être plus actif et sortir de sa routine ne pourrait que lui faire du bien.

Une fois son plat avalé (et son vin éclusé), son impatience à reprendre son travail paraît palpable, presque épaisse à vrai dire, et c’est du reste une envie qu’il ne tarde pas à formuler.

 

Je le laisse s’en aller sans regret. Demeuré seul, cependant, je suis cependant dérouté, critique, malheureux pour tout dire, et passe alors au crible la moindre des ses paroles et attitudes, en me promettant même de ne pas le voir avant qu’il ne soit longtemps — à moins qu’il ne fasse signe quand il se trouvera à **** — ce qui, dois-je aussi considérer non sans en être chagrin, ne s’est jamais produit en presque quinze années.

 

 

Après-midi

Rendu à moi-même aussi rapidement par François, j’aurais pu donner rendez-vous bien plus tôt à Judith. Or, celle-ci a ses quinze minutes habituelles de retard.

Nous conjoignons nos pas

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pour visiter la Fondation Pinault

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en abdiquant de notre défiance, sans conviction particulière pour autant, et nous amusons souvent, nous intéressons parfois, passons outre quelquefois aussi.

Tacita Dean, Foreign Policy, 2016, Craie sur tableau noir/ Chalk on blackboard 244 x 244 cm, Pinault Collection

Tacita Dean, Foreign Policy, 2016, Craie sur tableau noir/ Chalk on blackboard 244 x 244 cm, Pinault Collection

Tacita Dean, The Wreck of Hope, 2022, Craie sur tableau noir / Chalk on Blackboard, 366 x 732 cm

Tacita Dean, The Wreck of Hope, 2022, Craie sur tableau noir / Chalk on Blackboard, 366 x 732 cm

Tacita Dean, Sakura (Taki I), 2022, Crayon de couleur sur tirage Fuji Velvet marouflé sur papier/ Coloured pencil on handprinted Fuji Velvet paper mounted on paper, 348 x 500 cm

Tacita Dean, Sakura (Taki I), 2022, Crayon de couleur sur tirage Fuji Velvet marouflé sur papier/ Coloured pencil on handprinted Fuji Velvet paper mounted on paper, 348 x 500 cm

Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022
Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022

Luca Arruda, Deserto-Modelo, 2015-2022

Je réalise une vidéo, par jeu, d’une installation vidéo, Présage, conçu par Hicham Berrada : mon essai n’est pas fameux.

En parcourant la Galerie 6 du deuxième étage, je rappelle à Judith que nous avions vu une exposition de l’œuvre de Cy Twombly (Cy Twombly, Blooming) au Centre Pompidou-Beaubourg, tandis que je revois l’une des sculptures-lampes de Alina Szapocznikow, qui m’avait amusée quand je l’avais vue à Metz.

Exposition “Face à Arcimboldo”, Centre Pompidou-Metz 2021 (photographie du 16 juillet 2021)

Exposition “Face à Arcimboldo”, Centre Pompidou-Metz 2021 (photographie du 16 juillet 2021)

Alina Szapocznikow, Sculpture-lampe IX, 1970, Résine de polyester colorée, ampoule, câble d'alimentation, 127 x 42 x 33 cm, Pinault Collection ; Sculpture-lampe XII, vers / c. 1970 Résine de polyester colorée, ampoule, câble d'alimentation, 63,5 x 35,6 x 19,7 cm, Pinault Collection

Alina Szapocznikow, Sculpture-lampe IX, 1970, Résine de polyester colorée, ampoule, câble d'alimentation, 127 x 42 x 33 cm, Pinault Collection ; Sculpture-lampe XII, vers / c. 1970 Résine de polyester colorée, ampoule, câble d'alimentation, 63,5 x 35,6 x 19,7 cm, Pinault Collection

Judith, après que nous avons fait tous les étages, prise de son ordinaire indolence, refuse d’aller au sous-sol voir ce qu’il s’y trouve ; c’est donc par le « livret de visite » — que l’on devrait toujours, non pas lire mais au moins consulter sur place que j’apprendrai qu’y était projeté un film de Derek Jarman (cinéaste dont j’avais vu jadis Sebastiane à sa sortie au cinéma), The Garden, que j’avais en fait regardé, cette fois aussi au Centre Pompidou-Metz, en décembre 2016, visite que je n’ai pas rapportée dans ce journal-ci, en raison très probablement de la médiocrité des clichés que j’y avais pris.

La vue en hauteur sur les Halles retient aussi notre attention avant de nous en aller.

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*  *  *

Nous prenons un verre ensuite sur une terrasse non loin de l’église Saint-Eustache. Judith, qui avait, sur les conseils de son notaire, déclaré le studio de N. comme appartement de fonction, s’est vue redresser fiscalement d’une somme considérable, d’autant qu’elle paie l’impôt sur la fortune immobilière. C’est la raison pour laquelle elle est obligée de vendre l’un de ses biens. Elle me le montre. L’endroit est plaisant, bien aménagé, mais non dépourvu de nuisances, m’avoue-t-elle du fait de l’entourage bruyant d’un restaurant — ce qui me rappelle fugitivement l’appartement d’Arles dont A. avait été dans la nécessité de partir, incommodée, qui plus est, des effluves de cuisine dont la nourrissait le patio, qui conférait pourtant à l’endroit son principal attrait.

Pas plus que les fois précédentes Judith n’a déjeuné : elle commande d’abord un guacamole, puis, comme elle ne trouve pas sustentée, un café liégeois.

Je lui demande des nouvelles de sa petite famille — dont jusqu’alors elle s’est abstenue de parler, peut-être parce que les enfants sont toujours en souffrance. L’un et l’autre sont dorénavant presque anorexiques. Lucien est parti à la montagne avec des amis ; Flore, désœuvrée après avoir tenté de travailler pour une association humanitaire, trompe son ennui en sortant tous les soirs, rentre et se lève tard, imitant en cela son frère. Les difficultés à communiquer sont patentes entre elle et eux — pour ne rien dire des relations calamiteuses des enfants avec leur père.

Comme je retrace mon déjeuner avec François, Judith s’essaie à sa défense. Il faut dire aussi que je lui en fournis les armes, mon dépit se retournant en auto-accusation (selon une pente qui m’est familière). Peut-être, en effet, François n’a-t-il pas voulu s’ouvrir de certaines difficultés personnelles ; sans doute s’est-il montré maladroit envers moi en insistant sur mon handicap plutôt que sur des progrès survenus depuis la dernière fois que nous nous étions vus ; peut-être, enfin, avait-il voulu m’avertir à mots couverts de quelque mécompte qu’aurait conçu Danièle à mon endroit…

Alors que je mentionne incidemment Adrien, Judith s’intéresse au jeune homme et consulte sur la toile une notice biographique le concernant.

 

Nous nous quittons sur le projet, encore incertain de sa part même si c’était surtout elle qui voulait y aller, de voir le lendemain l’exposition autour de la collection de Jacques Doucet, le mécène de Michel Leiris.

 

 

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