1211 - Si tant est que ce ne soit pas une maladie… [courriels de et à Aymeric]
Le 21 juin, je reçois un courriel d’Aymeric — et lui réponds aussitôt, des linéaments ayant déjà été jetés auparavant, ceux-ci n’attendant donc qu’une occasion pour être “postés” :
Aymeric, 21 juin 2020, 17:09 :
Bonjour Romain,
j’espère que tu vas mieux et que tu remontes la pente de manière satisfaisante.
Je mets à profit ce dimanche après-midi un peu maussade (frais et humide, avant la chaleur qui doit nous écraser la semaine prochaine) pour te donner quelques nouvelles. La vie reprend son cours cahin-caha depuis la levée des mesures sanitaires mais ce n’est définitivement plus la vie d’avant.
Je suis, théoriquement, au travail depuis le 18 mai, et j’ai effectivement travaillé quelques jours depuis lors mais pas plus de un ou deux jours par semaine pour deux raisons : on ne peut pas tous être en même temps à l’atelier pour respecter les distances de sécurité, et, surtout, il n’y a strictement aucun travail d’imprimerie à faire depuis la reprise. Pendant trois semaines nous avons été mobilisés à faire des kits de masques qui sont remis à toutes les personnes entrant sur le site de l’université. Mais comme personne n’y vient, on se trouve aujourd’hui avec un stock de kits considérable. Donc je suis la plupart du temps à la maison et je travaille sur ce fameux concours qui a lieu le 2 juillet (en présentiel, pour jargonner avec l’époque). Je ne sais pas ce que ça va donner, mais j’ai hâte que ce soit passé, j’aurai les résultats le 9 et je serai alors fixé sur mon avenir […].
Pour le reste, le cœur n’y est pas non plus. Avec mon amie B., et à son initiative, nous sommes allés voir la semaine passée l’expo Turner à Jacquemart-André, et ça n’a pas déclenché un grand enthousiasme. Le port du masque (quelle plaie !), la distanciation (qui rend certains congénères très déplaisants), et l’expo un peu terne (plus axée sur la technique de Turner que sur des œuvres majeures) n’ont pas été de nature à rendre ce moment un tant soit peu réjouissant. Je ne sors toujours pas, à part pour voir P. Et je n’ai pas remis les pieds dans un restau ou un bar depuis leur réouverture. Ni nulle part ailleurs puisque je me contente de sortir pour les achats du strict nécessaire.
Le 17 juillet je suis en vacances et je vais sans doute aller en Bretagne quelques jours, bien que je n’aie plus de point de chute là-bas depuis la mise en location de la maison. Ensuite il est prévu de partir avec P. deux semaines en Normandie (on ne pouvait pas faire plus près !) en espérant qu’il n’y fasse pas trop frais.
Je ne suis pas bien sûr qu’on soit tirés d’affaire avec ce coronavirus qui semble reprendre lentement mais sûrement du poil de la bête ces derniers temps.
J’ai vu que tu avais repris les publications sur Overblog, je vois cela de bon augure pour toi.
J’espère te lire bientôt, et aussi que nous pourrons reprendre ce téléphonage en suspens dès que possible.
Je t’adresse toutes mes amitiés.
Aymeric
Moi - 21 juin, 20:33
12 juin
Mon cher Aymeric,
Le croiras-tu si je te dis que, depuis que je suis sorti de l’hôpital, vendredi 5 juin dernier, je n’ai pas eu une minute à moi ? A combien de messages inessentiels ai-je pu être occupé entre-temps ? Le temps, comme souvent, s’est plu à bâtir une partition bien ironique…
(Ces deux lignes m’ont épuisé, sans que je n'aie rien épuisé, de la matière — autre ironie, deux lignes tendues au-dessus du vide, dans le désarroi des mots : il serait intéressant de noter toutes erreurs de termes, toutes omissions de mots, contre quoi vaille que vaille je vais et je me bats… C’est la fin de la journée, et je reprendrai plus tard…)
15 juin
Pour autant, tout va mieux pour ce qui me concerne. Surtout depuis que je suis sorti de l’hôpital.
Le problème, tu t’en doutes, tient essentiellement à l’aphasie, tant le langage oral tient à un salmigondis de mots et de syllabes. Ecrire me fatigue énormément parce que je ne trouve pas toujours les bons mots (inversions de lettres ou confusions de sons dans leur correspondance écrite… mots manquants ou répétions aberrantes… confusions dans les personnes et les temps de la conjugaison, dans les adverbes ou les conjonctions : je dois vérifier par dix fois sans certitude qu’il ne se glisse aucune erreur dans ce que j’écris). Et lire m’épuise encore davantage, malheureusement. Rendez-vous est donc pris chez l’orthophoniste trois fois par semaine afin de réparer tout cela, en espérant que tout se remettra progressivement en place (puisque tout, apparemment, — j’ai du moins la faiblesse de le penser ^^ ! — est à peu près efficient au plan des idées)…
Pas d’atteinte physique, non plus, à part une petite faiblesse dans la main droite, qui s’est rééduquée quasiment toute seule. Et je prends un plaisir vif à marcher ! J’ai repris aussi la gym auprès de Simone, qui, elle-même, m’a conseillé un ami qui recourt à la méthode de Feldenkrais. Si, a priori, j’étais sceptique, n’aimant guère mettre en pratique ce type de mouvement que je jugeais trop lent et minutieux quand j’avais essayé de suivre quelques cours chez Simone, une heure d’impositions des mains et de prise en charge de gestes — préférentiellement à gauche, le côté épargné par l’AVC, afin de rassurer le corps — m’a procuré une détente surprenante, et je suis ressorti rasséréné sous la pression des doigts de Sacha, un géant bénin au souffle puissant et sonore et à la voix agréable et bien timbrée.
* * *
D’autres nouvelles s’avèrent autrement beaucoup plus tristes… Le dimanche de la Pentecôte, ma mère a été hospitalisée, à la suite d’un probable AVC. Au début, elle demeurait les yeux dans le vague, le regard vitreux, sans reconnaître quiconque. Cela va un peu mieux, depuis, mais les capacités langagières se sont considérablement réduites encore. Mon père a entrepris des démarches par la placer dans un établissement spécialisé. C’est évidemment très dur pour lui, mais cela reste la meilleure chose à faire : il ne [pour se] sera consacré à elle autant qu’il aura pu, et faire davantage serait débilitant, tant pour lui que pour elle, à mon sens…
En tout cas, ces événements nous auront bien secoués, mon père, ma sœur et moi en l’espace de trois semaines…
* * *
Voilà. Je m’y suis mis et repris un nombre considérable de fois pour ces quelques lignes ^^ ! Par comparaison, l’oral est autrement moins fatigant : n’hésite pas, très prochainement, à programmer un téléphonage, ce sera presque reposant (quoique, pour toi, mes mots concassés ne seront peut-être pas de tout repos ^^ !)…
18 juin
Mon père — qui piaffait d’impatience de la voir sortir de l’hôpital — a enfin trouvé une place libre pour ma mère dans un EHPAD. Elle y a été transférée hier après-midi.
Lorsque nous lui avons rendu visite aujourd’hui dans l’après-midi, lui et moi, nous n’avons trouvé personne dans la chambre. Mon père a d’abord imaginé qu’elle était en train de s’exercer à faire quelques pas encadré par un kinésithérapeute — après un séjour prolongé soit dans un fauteuil, soit dans un lit, desquels elle est ressortie amaigrie, et ne pouvant guère se soutenir.
En fait, renseignements pris, nous l’avons retrouvée en fauteuil roulant dans le hall d’entrée des lieux en compagnie d’autres vieillardes et (moins nombreux) vieillards, des reliefs de tarte aux pommes maculant les vêtements. Mon père l’a fait remettre en chambre, soumettant deux aides-soignantes à un feu roulant de questions — questions à la lueur desquelles il est apparu que, si l’on lui avait fait faire une toilette le matin, on ne lui avait pas remis en place ses dentiers, et qu’elle n’avait pas déjeuné à midi, personne ne l’ayant d’ailleurs prise en charge pour manger…
Mon père était blême, et j’ai un instant cru que j’allais la faire sortir pour la faire remettre séance tenante chez eux. Lors d’une conversation avec une infirmière, il est apparu que les transmissions ne s’étaient pas correctement faites entre les différents services de nuit et de jour, en dépit de toutes précisions, recommandations, informations apportées par mon père.
Pour une première journée d’EHPAD, c’était peu réjouissant…
19 juin
En fait, tout est allé bien mieux aujourd’hui, si j’en crois ce que m’ont rapporté ma sœur et mon père. Il va sans dire que celui-ci a demandé à rencontrer de nouveau certains membres du personnel soignant.
Aujourd’hui également, c’était mon troisième rendez-vous avec mon médecin. Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs mois, plus d’un an en tout cas, et je l’ai trouvé considérablement changé. Il tapait avec une lenteur extrême et au moyen de deux doigts sur un clavier de son ordinateur, et il m’a paru si ralenti dans des mouvements et sa compréhension même que je me suis demandé s’il n’avait, lui aussi, fait un AVC ! Il a fallu le relancer pour qu’il me fasse parvenir des papiers et courriers que mon père, qui était venu avec moi la première fois pour jouer les porte-parole, m’avait demandé de réunir. Je suis venu avec ma sœur une deuxième fois, et, apprenant auprès du Rectorat, que nos interprétations de nos démarches ne convenaient pas, j’ai dû fixer un troisième rendez-vous. Il paraissait cette fois un peu plus alerte. Entre-temps, je m’étais dit que je devrais sans aucun doute changer de médecin traitant, ce qui m’aurait coûté après trente-cinq de bons et loyaux services, décision que j’ai donc ajournée, en espérant que je n’aurai pas à me raviser.
Ensuite, je me suis remis pour la deuxième fois entre les doigts experts de Sacha…
* * *
Voilà comment filent les jours. Parmi toutes, je n’ai eu qu’une journée entièrement à moi.
J’ai repris les transpositions de mon journal italien sur Overblog. J’en suis la trame, sans presque d’ajouts. Je constate avec plaisir que je parviens néanmoins à faire quelques greffes. Evidemment, j’y vais avec une lenteur infinie. Mais je pourrai, sans dommage je crois, publier le cinquième opus, resté en suspens, de mon « carnet d’un confiné », si tu m’en fais parvenir tes apports la copie de Framapad !
Et, comme je te le disais, je crois possible un téléphonage, peut-être un peu trop tôt [sic] que nous en avons l’habitude — je suis un peu plus fatigable, en effet, et si du moins c’est possible —, ou plus court quelque jour prochain.
Et je t’envoie, en attendant, toutes mes amitiés,
Romain
PS – Je viens de recevoir tes courriels — coordination, pour ainsi dire, parfaite tant en temps que contenu ^^
Un téléphonage semble d’autant mieux s’imposer très bientôt… :)
Le tableau vénitien de Turner est tout de même très beau…
— J’envoie sans autre forme de procès mon mail. Tant pis pour toutes ces fautes qui ont pu demeurer ^^.
[photographies prises le 21 septembre 2020 lors de ma propre visite de l’exposition au musée Jacquemart-André]