1583 - Voyage à l'Est (2), 13 octobre, Munich
[récidive]
Journal extime
(Mitteleuropa, 12 octobre - 25 octobre 2023)
2
13 octobre, Munich
Matin
Transporté dans un autre lieu, déjà plus à l’est, volets clos, je n’ai aucune idée de l’heure. J’ai dormi d’un sommeil entrecoupé sur un convertible plutôt inconfortable et sous une couette trop chaude. J’ai entendu à diverses reprises durant la nuit Tomass vaquer dans l’appartement. Les volets roulants relevés, je vois qu’il fait jour sur des extérieurs verts et plaisants. Je déjeune, en prenant toutes les précautions pour ne pas la salir, sur la table en verre où je transporte vaisselle, couverts et nourriture.
Quand je quitte l’endroit, à plus de 9 heures, Tomass n’est pas toujours pas levé.
Matin et après-midi, Munich, Alte Pinakothek
Beaucoup d’œuvres sont sous vitre, entachées de reflets, dont l’Autoportrait à vingt-huit ans, portant un manteau avec col en fourrure de Dürer (dont je verrai à Nuremberg une très médiocre copie) ; je me contente donc de l'admirer. D’autres tableaux sont accrochées si haut — les peintures de Valentin de Boulogne notamment — que, pour les regarder, il faut renverser la tête en arrière, vertèbres cervicales douloureusement comprimées. Pour d'autres toiles, il faut littéralement biaiser.
Un Van Gogh peint à Auvers a échappé aux commissaires traqueurs — c’est du moins ce que je me dis — de l'actuelle exposition au Musée d'Orsay,
tandis que je connaissais depuis l’enfance cette version des Tournesols, dont ma mère avait fait encadrer une reproduction.
La satisfaction est grande que bien moins de monde arpentent les salles que dans les musées parisiens.
Je pense à Christine face au Portrait de Madame Pompadour de François Boucher, dont elle m’avait offert une copie faite au crayon.
Valentin de Boulogne, genannt Le Valentin (1591-1632), The Crown of Thorns and the Mocking of Christ, ca. 1627-28
Dans cette Erection de la Croix, je remarque sans peine, au su de ses autoportraits, que Rembrandt s'est représenté au centre de la toile au(x) pied(s) du crucifié.
Afin d’éviter une file d’attente trop importante, suspendant ma visite avec ce Suicide de Lucrèce, qui, cette fois, appelle le souvenir des pages de l’Âge d’homme de Leiris consacrées aux figures féminines peintes par Cranach,
je déjeune tôt à la cafétéria du musée, agrémentant une quiche aux légumes de noch ein cheese-cake (aux abricots, cette fois !).
Je reprends mon arpentage ensuite là où j’en étais resté.
Je découvre alors une version de l’Annonce faite à Marie par Antonello de Messine très différente que celle dans laquelle je m’étais longtemps abîmé quand je l’avais vue (par deux fois) à Palerme, cette Vierge-ci étant bien moins sidérante que sa sœur sicilienne.
Antonello da Messina, la Vierge de l'Annonciation, vers, ou peu après 1475, 45 × 34,5 cm, Tempera et huile sur bois, Palerme, Galerie Régionale de la Sicile du Palais Abatellis (photographie : 13 février 2019)
D’une Annonciation l’autre, mes yeux s’extasient dans maint détail de ce tableau de Fra Filippo Lippi, notamment dans la contemplation du plumage des ailes dont est pourvu l’Archange Gabriel, si singulièrement absent de la précédente représentation. Y figure le Livre de la Révélation sur le lutrin aux pieds de la Vierge.
Et c’est un autre Filippo Lippi sous les espèces d’une Vierge à l’Enfant dont je connaissais évidemment la variation florentine autrement plus réussie — célèbre à raison — et dont elle devait constituer un essai, dans laquelle manque le putto mutin et complice du spectateur qui attire inévitablement son attention.
Filippo Lippi (Firenze, 1406 circa - Spoleto 1469), Madonna col Bambino e due angeli, 1460-1465, 95 x 62cm, Tempera su tavola, Uffizi, Firenze (photographie : 13 octobre 2022)
Les tableaux s’accumulent dans la galerie latérale.
Hans Holbein d.Ä. (um 1460/65-1524) St Sebastian Altarpiece, 1516 : Central panel : The Martyrdom of St Sebastian ; Left wing: St Barbara ; Right wing : St Elizabeth
La lumière et, partant, les reflets n’ont guère changé quand je parcours de nouveau le premier niveau.
Je ne m’attarde donc pas davantage, les yeux déjà idéalement rincés par tant de beauté.
Après-midi [suite]
Me promenant dans le centre, je passe devant le Hofbräuhaus am Platz, y pénètre et recule aussitôt : des fous furieux déjà bien imbibés de bibine y hurlent dans leur taverne de sinistre mémoire, obéissant aux injections de leur cerveau reptilien…
* * *
Si j’ai jamais visité la Maison Stuck — ce dont je suis quasi persuadé, puisque R. n’en aurait en aucun cas manqué l’opportunité lorsque nous trouvions à Munich —, je n’en avais conservé qu’un souvenir très confus.
Le peintre fait montre d’un grand sens du mythe, de l’érotisme et… de la théâtralité. Si, de l’extérieur, le pavillon paraît plutôt laid, massif et prétentieux, l’intérieur, dans sa décoration, se constitue en une Thébaïde à la Des Esseintes nourrie des obsessions propres au tournant du siècle, de la Salomé d’un tableau de la Salle des réceptions…
Franz Stuck, Homage to Painting, 1889, Poster design, Mixed media (black crayon, oil, Syntonos paints, varnish) on brown cardboard, Museum Villa Stuck
Franz Stuck, Plakat der Munchener Jahres-Austellung von Kunstwerken aller Nationen im Konigl. Glaspalast, 1889, Lithografie
… à cette représentation de l’Éternelle Ève, traînée sur l'autel du Péché et de toutes les Séductions — aussi Majuscules que Fatales .
The Altar of Sin. Franz von Stuck, Die Sünde (The Sin), Oil on canvas, in the original “temple frame” based on a design by Franz von Stuck, before 1906
* * *
Je profite de la dernière journée estivale pour flâner dans le centre historique, décidément envahi. J’entre dans la cathédrale,
puis prends un verre de pecorino sur une terrasse. Y subsistent des guêpes en maraude.
J’écris à T. au sujet de la question grammaticale soulevée la veille, ma réponse ne l’ayant pas convaincu et y apporte des précisions de ce fait.
Je pense, à propos de Munich, que je n’aime pas beaucoup cette ville — les bâtiments néo-romains arrogants (et laids), notamment —, malgré la douceur météorologique de l’octobre clément.
Soir
Après avoir dîné, je décide de retourner dans le bar de la veille.
Dans le métro, en raison du commencement du week-end, les jeunes gens partent en goguette, les jeunes filles décorées et pimpantes comme des arbres de Noël. Elles déambulent une bouteille de bière à la main, dont elles se régalent au goulot. Autre lieu, autres mœurs. Elles semblent appartenir néanmoins à une jeunesse inconsciente et dorée…