1419 - Et en attendant d’autres Espagnes… (2)
Et en attendant d’autres Espagnes…
(Paris - Madrid - Tolède - Madrid - Paris)
Journal extime
(10 mai - 22 mai 2022)
2
11 mai 2022
Matin
Un plombier doit intervenir à 9 heures pour trouver d’où provient une fuite d’eau à la cuvette du W.-C. dans le studio de N.
Comme d’ordinaire, Judith s’occupe de le recevoir et semble tout à fait à son aise avec l’artisan.
* * *
Je me rends au Musée d’art moderne afin de voir l’exposition consacrée à Toyen, artiste dont je ne sais encore rien — que je ne suis pas sûr d'avoir croisée à Prague.
Je m’amuse dès l’abord de premières toiles érotiques abordées avec une fraîche et franche vigueur, laquelle fait signe vers une évidente, réjouissante liberté.
L’humour n’est pas absent de son univers, un humour qui m’évoque James Ensor.
Les Rois mages, 1925, Huile sur toile, Collection particulière, avec l'aimable autorisation de la galerie KODL
Au début de sa carrière, elle subit une influence cubiste,
mais, rapidement, trouve auprès des surréalistes, dont elle a fréquenté assidûment les membres du groupe, son horizon d’adoption — auprès du moins de ceux qui subsistaient dans l’obédience d’André Breton.
La boîte alerte, 1959-1960, Catalogue de luxe conçu par Mimi Parent pour l'exposition “EROS” (Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme) contenant, entre autres, un objet de Marchel Duchamp et une lithographie de Toyen, Paris, Collection particulière
Au moins y a-t-elle trouvé sa voix.
Rêve, 1937, Huile sur toile, Prague, Kunsthalle
De même, dans la dénonciation de la guerre.
Toyen et Jindřich Heisler, Depuis les casemates du sommeil, 1940-1941, Poèmes ou photo-poèmes New York, Ubu Gallery
Ce qu’elle peint me fait parfois penser à Magritte — y compris dans sa façon de peindre —, parfois à Dalí.
Elle a pourtant des obsessions bien à elle, les oiseaux et animaux mêlés aux végétaux notamment.
Le cycle “Les sept Epées hors du fourreau” — titre emprunté à “La Chanson du mal-aimé” de Guillaume Apollinaire — propose de beaux tableaux, très oniriques, qui impressionnent pour leur format inhabituel, dominant le regard du spectateur de toute leur hauteur.
Toyen, la Belle Ouvreuse, Du cycle les Sept Epées hors du fourreau, 1957, Huile sur toile, Collection particulière
Toyen, la Visiteuse vertige, Du cycle les Sept Epées hors du fourreau, 1957, Huile sur toile, Collection particulière
Toyen, la Dame blanche, Du cycle les Sept Epées hors du fourreau, 1957, Huile sur toile, Collection particulière
De plus en plus, les titres choisis par leur auteure, rompant avec les titres descriptifs des débuts, ont un charme évocateur et parlent autant aux mots mêmes qu’à l’imagination dans une étreinte sensible et vraie de l’image et du langage.
La nuit roule des cris, 1955, Huile sur toile, Collection particulière
À la lisière de l'adolescence, 1961, Huile sur toile, Collection particulière avec l'aimable autorisation de la galerie KODL
Tout au long de sa carrière, elle aura cultivé tant les amitiés, les collaborations artistiques, que la pratique du collage, fidèle en cela aux membres du groupe surréaliste.
2159/ 2161 Toyen, Collage pour “Sur le champ” d'Annie Le Brun
Toyen, Masques pour la pièce de théâtre de Radovan Ivsic, “Le Roi Gordogane”, 16, Collages, Paris, Collection particulière © Photo: Katrin Backes et Sylvain Tanquerel © ADAGP, Paris, 2022
L’exposition parcourue, m’étant attardé et manquant désormais de temps, c’est donc à grandes enjambées que je traverse la collection permanente, songeant lors de mon passage à J.-M., qui aimait les meubles réunis là, et à Aymeric, avec qui j’ai visité naguère les expositions consacrées à Kupka et Foujita — m’appropriant ainsi photographiquement, ce dont je n’avais pas antérieurement eu le loisir — son très beau Nu couché à la toile de Jouy…
Jacques-Émile Ruhlmann (1879, Paris-1933, Paris), Secrétaire à abattant (égyptien), 1933, Loupe d'amboine de Birmanie, peau de crocodile, ivoire, intérieur gainé de maroquin beige rehaussé de filets dorés, intérieur des cases et tiroirs en ébène de Macassar
Léonard Foujita (1886, Tokyo-1968, Zurich), Nu couché à la toile de Jouy, 1922, Huile, encre, fusain et crayon sur toile
* * *
Après-midi
Nous déjeunons ensemble, Judith et moi, dans un restaurant à quelques pas de chez elle, sur le même côté de rue. Comme elle me demande mes impressions de l’exposition vue le matin, je lui montre quelques photographies.
Le gérant est sympathique, un peu bavard cependant.
Je demande à Judith quels soucis matériels l’agitaient quand, quelques temps auparavant, elle m’avait adressé un courriel. Cela l’ennuie visiblement d’évoquer cela. Je vois, comme le dit l'expression, passer une ombre un court instant dans ses yeux bleus. Elle finit pourtant par me répondre. Comme je m’en doutais, ses préoccupations concernaient ses biens immobiliers. Elle a dû vendre un appartement pour se donner de l’aisance financière. Or, la conclusion de la vente a été différée. Aussi elle et N. n’ont-ils pu partir en vacances en Bretagne, comme initialement prévu.
Elle me demande à son tour ce qu’il en est de ma propre situation.
Francis a, lui, été placé en invalidité et, partant, ne touche guère plus de 800 € par mois. Lui aussi a dû se résoudre à vendre son appartement parisien. Judith ne sait si l’opération a déjà eu lieu, puisqu’ils sont toujours en froid.
Ce que nous mangeons s’avère bon.
Au cours du repas, j’aborde avec elle la question politique. Elle me rapporte l’effarement qu’ont eu ses voisins d’apprendre qu’elle comptait voter JLM en 2017.
Judith doit régler le plombier avant 13 heures 30, avant que de donner un cours. Nous nous quittons donc sur l’idée de visiter le jeudi 19 l’exposition du musée Picasso autour de la dation de sa fille Maya.
Le « gérant sympathique » a oublié d’appliquer la réduction prévue sur l’addition…
Je repasse au studio de N., que je trouve installé à son bureau. Il entreprend de me faire la conversation.
Je constate bientôt m'être trompé en achetant un billet pour l’aéroport : celui qui est en ma possession est un ticket de bus, non de RER : il n’est plus temps pour aller jusque Opéra. Je me rends donc jusque Denfert-Rochereau afin de me procurer un nouveau titre de transport jusque Roissy, tout en doutant d’utiliser ce billet avant longtemps …
Madrid, 20 heures 30
Je marche à travers un dédale de couloirs bordé de boutiques nombreuses, selon un itinéraire tortueux avant de pouvoir trouver la sortie de l’aéroport.
Il fait chaud (30°).
Je prends deux autobus successifs, non sans plus de difficultés encore pour trouver la correspondance.
Je suis pourtant à l’heure indiquée devant l’immeuble, un peu excentré, où réside ma logeuse.
L’appartement est tout petit, pourvu d’un lit de 60 centimètres, à l’entresol.
J’achète dans une boutique à proximité encore ouverte du pain de mie et de la confiture pour mon petit déjeuner du lendemain.
Je revois le livreur que j’avais croisé quelque vingt minutes plus tôt, avec lequel j’avais constaté, non sans effarement, qu’il m’était presque impossible de parler anglais : je tente de renouer le dialogue — et constate bientôt que lui, qui a sans doute identifié par mon accent mon origine, parle impeccablement français. De fait, il vit à Madrid, est né de père espagnol, mais est français. Il m'avertit que Tolède est une ville pleine de dénivelés fatigants.
Je prends un verre de vin blanc sur une terrasse où j’écris un message à Adrien, afin qu’il me précise les modalités de notre rendez-vous la semaine suivante.