1429 - Et en attendant d’autres Espagnes… (7)
Et en attendant d’autres Espagnes…
(Paris - Madrid - Tolède - Madrid - Paris)
Journal extime
(10 mai - 22 mai 2022)
7
15 mai 2022
Matin
Soucieux de m’épargner le raidillon de la veille, ayant prévu de demeurer à Tolède la journée de toutes les façons, je prends le bus, qui mène au centre historique.
Puisque j’avais lu que la visite en était gratuite le dimanche, je profite de l'aubaine pour visiter l’Alcazar. Il s’agit essentiellement d’un musée militaire, dont les œuvres d'art sont nécessairement en nombre limité. Parmi d’innombrables portraits de soldats et monarques et autres croûtes, je distingue et distrais cette toile de Mario Fortuny malgré tout…
— Heureusement aussi l’escalier impérial, ou le Patio Renaissance, ou la façade nord, ou la vue sur la ville.
— Voire cette miniature militaire avec ses trois mille trois cent figurines, « le plus ancien échantillon de miniatures militaires conservé en Espagne », où « deux armées affrontées sont représentées en détail par ces petites figures », qui ressuscite le goût, depuis bien longtemps perdu, des petits soldats de plomb.
* * *
Mon logeur de Madrid m’a répondu. Je pourrai, m’assure-t-il, arriver mardi dans la journée.
Je prends une bière dans un bouiboui tenu par un Français fort en gueule qui se donne en spectacle plutôt qu’à la cantonade à la terre entière, maniant à la truelle un anglais mâtiné de la langue de Cervantès et de celle de Molière, entonnant à tue-tête (tout en chantant juste, au demeurant) les Feuilles Mortes. Il s’adresse à deux touristes singapouriennes entre deux âges en claironnant « I Love You both » ; elles rient, mais il est permis de douter que ce soit tout à fait de leur goût.
En attendant l’heure d’ouverture d’un restaurant tout proche où je compte déjeuner, je passe à l’information touristique pour prendre des renseignements et me faire donner un plan de la ville.
Je déjeune agréablement ensuite. Puis je me fais vendre un “bracelet touristique” donnant droit à l’entrée gratuite ou réduite pour certains musées, églises et monuments — bracelet dont on est tel un esclave puisque, précise-t-on expressément, on ne doit pas le retirer (non, ce n’est pas une plaisanterie : on ne doit pas le retirer ; et ce cerclage est garanti « waterproof », même sous la douche que je compte bien prendre le lendemain !).
Je visite d’abord la synagogue El Transito
puis accomplis, docilement, et presque dans le sens d'une aiguyulle, mon tour de cadran désigné par un plan où sont répertoriés les sites auxquels mon bracelet donne droit de visite.
A tout seigneur des lieux tout honneur (fervent), je me rends ensuite à la Casa del Greco (où le peintre — donc — aurait habité).
Groupés autour du Christ,
s’égrènent des portraits d’apôtres avec des attributs provenant, apprend-on, de la Légende dorée de Jacques de Voragine :
ainsi « saint Barthélemy porte le couteau avec lequel il a été écorché et tient le démon Astaroth avec une chaîne, dont il a vaincu les tentations » ; saint Jean « pointe du doigt le calice empoisonné qui a miraculeusement échoué à le tuer ».
D’autres représentations et d’autres saints obéissent à une tradition ou une iconographique hispanique spécifique.
Plus fascinante — et plus belle — que la miniature du matin, cette vue de Tolède, dans laquelle je m’abîme à loisir.
Sont également exposés quelques continuateurs.
Luis Tristán (1580-1624), La Virgen de la Misericordia/ Our Lady of Mercy, Hacia 1620-23, Óleo sobre lienzo
C’est à l’Église de Santo Omè, à l’entrée, que je découvre ensuite ce tableau magnifique, assurément l’un des plus beaux que j’ai vus du peintre.
Iglesia de Santo Omè, El Greco, El Entierro del Conde de Orgaz [l'Enterrement du Comte d'Orgaz], 1586
Puis je visite Santa Maria la Blanca, la plus ancienne synagogue de Tolède convertie en église, dont les cinq nefs et les piliers en arcs de fer à cheval, judicieusement éclairés, mêlent harmonieusement les ors et les blancs.
Le cloître de l’Église San Juan de los Reyes, où je me rends ensuite, a ceci d’admirable qu’on s'y promène le long d’arcs et nervures finement découpés de style gothique flamboyant au niveau inférieur, et, au niveau supérieur, sous de beaux plafonds à caissons d’inspiration mudéjare.
Je poursuis par le Real Colegio de los Jesuitas
et l'Iglesia del Salvador, où, depuis la tour, je prends un photographie de la ville.
Tolède : vue depuis la tour de l'Iglesia del Salvador (à droite la cathédrale et, à gauche, l'Alzacar)
Plus tard, je photographie une de ses ruelles, que protègent astucieusement des voiles d’ombrage — des vélums ? —, lesquels y apportent déjà une fraîcheur bienvenue…
Je termine ces visites d’après-midi par la petite église del Santo Cristo de la Luz, une ancienne mosquée, dont subsistent des fresques romaines, après plusieurs transformations des lieux, ainsi qu’un Christ Pantocrator datant du XIIe siècle, sa coupole abritant elle-même un Christ en croix.
Après quoi, je bois une très bonne bière brune dans un bar découvert au détour d’une ruelle avant de rentrer en bus.
Je suis d’autant plus fatigué que Tolède s’avère très touristique, et qu’il a fallu bien des fois contourner ou éviter des collisions dans les ruelles avec des gens qui circulent en troupeaux…
* * *
Après dîner, j’écris à T. après m’en être abstenu depuis que nous nous étions vus par hasard chez l’opticien.
Bonsoir T.,
La semaine a filé sans du tout que je ne m’en aperçoive… Mais je me pose ce soir, n’en pouvant mais… (la boucle en « mais », truc-chose-diplose [épana— peut-être…], était involontaire, mais tombe à pic [si j’ose dire !] décidément !)
Entre autres points de détail, j’ai pensé à toi en déjeunant aujourd’hui dans un restaurant que je pense maghrébin d'un excellent houmous (agrémenté d’amandes torréfiées) — et surtout vraisemblablement de la meilleure pastilla au poulet qu’il m’ait été donné de goûter, meilleure en tout état de cause que [celle que] j’ai mangée un jour à Marrakech près la citerne d’eau médiévale dont je ne parviens pas à retrouver le nom... Et je me suis dit que tu aimerais sans doute ce plat, peut-être davantage préparé avec du poulet qu’avec du pigeon (quoique il y ait là un débouché alimentaire intéressant pour les volatiles de Saint-Epvre, même si je doute que ces créatures aviaires citadines nourries par des hommes aux pigeons empressés aient le goût de leurs cousins plus sauvages des villes d’Afrique…) !
J’ai aussi pensé à toi en photographiant quelques Annonciation et saint Sébastien des musées madrilènes — quand il m’était du moins permis de photographier, ce qui était strictement interdit au Prado par exemple (mais aussi à certains étages du Centro de Arte Reina Sofia — il est cependant vrai que pareilles productions ne s’y bousculent guère, sinon de façon parodique !)… Témoin la rapine photographique ci-après, effectuée au Museo Thyssen-Bornemisza.
— Oui, je n'en puis mais de ces 20 000 pas accomplis ce jour sur les bosses et toboggans et dos d'âne de la ville — impertinemment pavés qui plus est !
Mon podomètre ne s’y est pas trompé, qui mesure que j’ai dépensé 926 kcal en parcourant 14 080 m (20 115 pas), alors qu'à Madrid, alignant davantage de pas la veille (22 500), je n’en avais dépensé que 884 (encore certains avaient-ils été accomplis lors de raidillons tolédans !).
La ville, en tout cas, mérite la peine et la vue, ce qu’atteste cette prise de vue photographique [prise sans peine] : le Gréco (encore lui !) ne s’y était pas trompé, ce que prouve cette fois le tableau panoramique qu’il a peint…
Mais j’ai déjà bien trop bavardé. — De la peinture avant toute chose !
Amitiés,
Romain
PS - Autres créatures ailées : j’écris ce soir dans les piaillements des hirondelles toutes fenêtres ouvertes en attendant que les températures décroissent…