1299 - Précoce vendange, vendange tardive (15)
Précoce vendange,
vendange tardive
Journaux parisiens parallèles
(Journal extime)
Work in progress
15
Mercredi 20 octobre 2021
Matin
Me plaît beaucoup à nouveau l’exposition Soutine/ de Kooning à l’Orangerie.
Je craignais un habillage sommaire autour des tableaux de Soutine de la collection Walter-Guillaume, mais bien des peintures proviennent d'autres musées, américains en particulier. Il est regrettable cependant que la plupart des œuvres soient sous verre, effarant la prise photographique.
Chaïm Soutine, Autoportrait, vers 1918, huile sur toile, Princeton, The Henry and Rose Pearlman Foundation
Chaïm Soutine, Portrait de Madeleine Castaing, 1929, huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Chaïm Soutine, la Femme en rouge, 1923-1924, huile sur toile, Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
Chaïm Soutine, Grotesque, dit aussi Autoportrait, 1922-1925, huile sur toile, Paris, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
Willem de Kooning, Queen of Hearts [Reine de coeur], 1943-1946, huile et fusain sur panneau de fibres de bois Washington DC, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution
Willem de Kooning, Woman [Femme], 1944, huile et fusain sur toile, New York, The Metropolitan Museum of Art
Chaïm Soutine, Vue de Céret, vers 1921-1922, huile sur toile, Princeton, The Henry and Rose Pearlman Foundation
Chaïm Soutine, Toits rouges, dit aussi le Clocher de l'église Saint-Pierre à Céret, 1922, huile sur toile, Princeton, The Henry and Rose Pearlman Foundation
Paysage avec maison et arbre, 1920-1921, huile sur toile, Philadelphie, Pennsylvanie, The Barnes Foundation
Paysage avec maison blanche, 1920-1921, huile sur toile, Philadelphie, Pennsylvanie, The Barnes Foundation
Willem de Kooning, North Atlantic Light [Lumière de l'Atlantique Nord], 1977, huile sur toile, Amsterdam, Stedelijk Museum Amsterdam
Willem de Kooning, Woman as Landscape [Femme comme paysage], 1954-1955, huile sur toile, Collection particulière
Femme entrant dans l'eau, 1931, huile sur toile, Museum of Avant-Garde Mastery of Europe (MAGMA of Europe)
L’installation réalisée sur iPad par David Hockney disposée de part et d’autre du couloir qui dessert les salles de la collection permanente du musée (on a accroché ailleurs les Renoir et les Cézanne qui s’y trouvent habituellement) ne me laisse pas insensible,
et j’admire à tout le moins la prouesse technique. Je tâche — comme pour les toiles de Soutine — d’en restituer les couleurs — celles-ci, fraîches et pimpantes, ou lénifiantes et atténuées, selon les saisons — en ajustant le degré d’exposition sur l’appareil photographique.
Je réalise ma toute première vidéo, à partir de la vidéo même réalisée par Hockney, mais devrai à me rendre à l’évidence : ce n’est pas une réussite.
Au rez-de-chaussée, je photographie également les Nymphéas de Claude Monet en mettant à profit le grand angle (j’ignore quel est le terme exact) de l’appareil. J’ignore comment pareille technique est possible.
David Hockney, 8-22 juin 2021, 2021, Six peintures sur iPad imprimées sur papier, montées sur aluminium, 209,2 x 199 cm
Après-midi
Je me mets en quête de chaussures, sans plus de succès que l’avant-veille. Au moins photographié-je la verrière des Galeries Lafayette…
Soirée
Puisque Son a fermé apparemment à clé, je dois descendre ouvrir la porte d’entrée de l’immeuble à Patrice.
Nous nous embrassons. (Depuis combien de temps ai-je embrassé quiconque ? Je n’ai pu refuser ni à Pascal et F., ni à Khadija des embrassades au moment de nos retrouvailles, mais il y a bon temps que, pour les autres amis, sont bannies, par précaution sanitaire, les étreintes et les baisers. Je songe à J.-M., l’ami cher entre tous, que j’ai salué longtemps pourtant d’une poignée de mains, avant que, très tardivement, peau et lèvres ne se mettent de la partie, attestant l’affection que je lui portais…)
Patrice pose sur la table de la cuisine une bouteille de pinot noir d’Alsace, que je mets aussitôt au frais.
Nous nous installons au salon (dans lequel je ne suis pas encore allé depuis le début de mon séjour), et je lui laisse ouvrir la bouteille de bière.
Il me dit qu’il ne boira pas trop : il a commis des excès la veille en compagnie d’amis qui ont offert tournée sur tournée. De fait, il a le teint brouillé des lendemains de cuite.
Il développe assez longuement sa coopération au sein d’une association de quartier auprès de « nécessiteux » (c’est le terme qu’il emploie). Avec d’autres bénévoles, il récupère auprès de maraîchers “bio” de Rungis des cagettes qu’il distribue ensuite pour une somme modique. Lui-même a tout loisir de prélever quelques fruits et légumes pour lui. (Il expose tout cela avec moins d’autosatisfaction que n’en avait dans la voix et la mine Denis quand Valérie et lui m’avaient raconté s’être eux-mêmes portés volontaires au sein d’une organisation caritative.)
Je parle du film vu la veille. Lui, durant le week-end, a vu un « biopic » sur Gustave Eiffel, qui ne lui a pas plu du tout. En revanche, il me conseille l’histoire d’un homme bipolaire dont j’avais entendu parler — mais n’ai pas pour autant retenu le titre anglais par la suite.
Je parle de ma visite au Louvre. Il dénigre l’exposition sur la Grèce que j’ai vue, laquelle, de fait, ne m’a pas vraiment convaincu non plus.
Au cours de la soirée, il manifestera d’ailleurs toutes sortes de préventions, qui me surprendront un peu… Il raille David Hockney et sa peinture sur tablette, tout en concédant que peut-être un artiste comme Matisse aurait pu recourir lui-même à de nouvelles technologies si l’occasion s’était présentée à lui. De la fondation Vuitton, il dit qu’elle se trouve trop loin pour lui donner envie de s’y rendre. Il tourne en dérision les assiettes à dessert de F. et de Pascal et leurs dessins naïfs. Il s’en prend aux cartes magnétiques du métro, et déplore la disparition des tickets en carton. Il n’est pas retourné sur son lieu de travail. Ses anciens collègues, quand il les voit ou lorsqu'ils lui téléphonent, se montrent désormais presque exclusivement préoccupés par leur travail, et il ne peut que constater que leur conversation ne l’intéresse plus guère…
Comme il a pris quelques kilos en trop, il est retourné à la piscine — d’autant qu’il me fait plus les onze ou douze kilomètres à bicyclette dont il avait naguère l’habitude pour se rendre au travail. Il a contracté une infection (peut-être sur place) sous les espèces d’une boule près du coin de l’œil gauche (?). Son médecin lui a prescrit des antibiotiques — traitement qu’il a abandonné avant son terme —, ainsi qu’une crème aux corticoïdes. Il a cessé de recourir aux « patchs » anti-nicotine. Il consulte un psychiatre spécialiste des addictions, dont il attend une aide pour diminuer l’alcool. Il aime trop le vin, explique-t-il, pour s’arrêter pour autant…
Anne cessera le travail, me dit-il à ma demande, en fin d’année ou début d’année prochaine. L’immeuble où est située sa boutique est vendu, mais on attend les plans d’un architecte avant que la vente ait finalement lieu…
Emma va bien. Elle a repris son emploi. Le petit ira à la crèche. Toutes choses qu’il m’avait rapportées déjà lors de notre précédente conversation.
Il est environ 22h30 quand Patrice repart. Il se dit fatigué des libations de la veille. Je le suis, pour ce qui me concerne, de m’être couché tard, au point qu’à peine trois ou quatre pages parcourues me suffisent pour abandonner le livre.
Pascal, contrairement à ce qu’il m’avait dit, n’a pas rappelé.
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7 septembre 2021
Soirée
Patrice m’a invité à dîner chez lui. Il m’a envoyé un message en milieu d’après-midi pour spécifier, comme je le lui avais demandé, quel vin choisir pour accompagner notre repas. Il me précise que je peux, si je le souhaite, venir plus tôt.
Je me mets donc en route vers 18 heures et remonte en ligne droite les rues qui mènent à Ménilmontant, non sans m’arrêter chez trois cavistes successifs : l’un dit ne pas avoir de côte roannaise dans son stock, et j’hésite à acheter un beaujolais, également proposé pourtant par Patrice ; l’autre ne dispose pas davantage du même cru, que j’aurais volontiers goûté ; et je me rabats sur un Juliénas que m’avait conseillé le précédent, censé accompagner aussi bien une viande qu’un plat végétarien (j’ignore ce qu’a cuisiné Patrice) ; le troisième n’a pas plus de côte roannaise que les précédents, et je dois renoncer à téter ce sang du Christ inconnu pour le dîner…
Le tire-suisse de l’immeuble ne daigne pas fonctionner, et Patrice vient donc m’ouvrir.
Il a déjà entamé une bouteille de bière, dont il me sert le reliquat.
Après que je l’ai informé du décès de ma mère et en ai précisé les détails — ce qui nous ramène à la cérémonie funéraire en l’honneur de J.-M. et au fait que le bâtiment qui contient le crématorium et les salles de réception a changé d’emplacement —, il me fait visiter l’appartement, dont il a rénové les pièces, hormis la cuisine et la chambre, peintures ou papiers peints, au printemps dernier.
J’apprends qu’Emma s’est séparée de son ami, celui-ci ayant été pris de panique à l’idée de devoir vivre une vie rangée auprès de sa compagne et de son enfant ! Je m’étonne de pareille inconséquence. Emma et lui se sont arrêtés à un compromis, lui, dénichant un courtier en vue de racheter une part du pavillon récemment livré, un dédommagement assez confortable ayant été trouvé pour Emma, ce qui lui permettra d’emménager dans un appartement à elle…
L’autre de ses filles — je m’étais trompé sur son prénom, confondant avec les filles de François, en l’appelant Madeleine — a été embauchée sur un statut de fonctionnaire (Patrice ignore lequel exactement), tant et si bien que, puisque son conjoint travaille au Ministère des Finances, leur avenir semble sur rail.
En revanche, je persiste à part moi à me sentir chagrin de la lâcheté de son ex-compagnon pour Emma, qui devra élever seule ou presque son enfant. (Patrice me précise qu’il n’existe légalement pas de garde alternée avant l’âge de la maternelle et qu’elle n’aura pas le souci, en ce qui concerne la crèche, de devoir aménager je ne sais quel planning et partage d’enfant.)
Patrice a cessé de fumer depuis presque deux mois. Il recourt à des patchs de nicotine dont il réduit par tiers la dose toutes les quatre semaines — le dernier tiers étant programmé dans les jours qui suivent. A ce propos, je ne sais pas pourquoi j’avais écrit dans mon journal en juin avoir oublié que Patrice était fumeur — puisque j’avais eu bel et bien l’envie à diverses reprises de lui conseiller d’arrêter le tabac, son père étant décédé d’un cancer du poumon, et son frère, du cancer de la vessie… Je l’encourage donc à poursuivre, en lui disant que je n’ai pu que me féliciter d’avoir cessé la cigarette, en ajoutant que c’est la seule chose intelligente que j’aie faite, vingt ans auparavant, de mon existence. Lui-même en reconnaît le bénéfice, notamment à vélo, puisqu’il a recouvré plus de souffle, de même qu’aura disparu presque du jour au lendemain une bronchite chronique.
Il a pris toutefois un peu de ventre (je l’avais remarqué auparavant, de même que celui, bien moindre, qui poignait à Aymeric sous le polo — attentif, en fait, à pareil détail, puisque dans la détestation du mien, apparu ces mois derniers et me trouvant en excès pondéral d’au moins cinq ou six kilos)…
Il est 20 heures 15 quand Patrice propose de dîner. J’ai très faim, et ce qu’il a préparé — un melon et du jambon cru, une salade de tomates, lentilles, saucisse de Morteau — s’avère très bon. Il commente le fait qu’il n’achète désormais plus de fromage, les fromages qui lui feraient plaisir étant devenus hors de prix.
Il s’enquiert de ce que j’ai pu faire durant mon séjour.
Il va fêter avec ses collègues son départ à la retraite, pot longuement différé en raison du dernier confinement. Il espère que ce sera l’occasion de se voir remettre la « carte culture » dont il m’avait parlé la dernière fois, laquelle lui permettra l’accès gratuit aux musées nationaux et à ceux de la capitale. Un collègue lui a offert un dessin où il est représenté ainsi que les neuf ou dix membres de son équipe. Y figurent Mona Lisa juchée dans un arbre, des personnages, hommes et femmes, échappés du tableau de Jheronimus Bosch la Nef des fous : tout cela est plaisamment croqué.
Patrice me transmet les amitiés d’Anne. Je n’ose alors demander si le projet qu’elle a de partir en décembre pourra se concrétiser.
Patrice s’occupe beaucoup de ses petits-enfants, ce qui lui procure un certain plaisir. Il me montre deux courtes vidéos des bambins : la fille de Lucie est filmée en train de faire ses premiers pas et elle semble y éprouver un plaisir extraordinaire ; le fils d’Emma, lui, mange un pot de yaourt avec entrain et se débrouille plutôt bien avec sa cuiller.
Patrice, à ce propos, m’expose le protocole alimentaire préconisé par les pédiatres : on étale devant eux de la nourriture à disposition, autant qu’ils veulent, tandis que les bambins choisissent quoi manger…
Les deux cousins ont approximativement le même âge : l’une a devancé l’autre pour ce qui concerne le langage tandis que le fils d’Emma a marché plus tôt (à moins que ce ne soit l’inverse ?).
Le repas fini, Patrice propose de boire un verre en terrasse.
Nous sommes bientôt dans le café où il a ses habitudes, mais le patron, Ahmed, après nous avoir demandé nos « passes », refuse que nous installions sur la terrasse. Je m’étonne — à la fois de ce refus et de sa demande, y compris auprès de Patrice, de ce sésame sanitaire. Une cliente, elle aussi figurant parmi les habitués, nous explique qu’Ahmed a été contrôlé le jour même par la police. Et j’apprends que les terrasses doivent fermer dès 22 heures à Paris.
Nous sommes donc bientôt rejoints par cette femme, belle et chaleureuse, qui répond au nom de Samia. Si elle se montre si familière avec Patrice, qu’elle paraît bien connaître et apprécier, — et bientôt avec moi, qu’elle prend sans façon par l’épaule —, c’est en raison de son ébriété : elle avoue bientôt avoir déjà bu sept ou huit verres de rosé (dans lesquels elle se fait ajouter des glaçons).
Nous sommes servis au comptoir (nous nous sommes installés là) par un long jeune homme au physique agréable, au sourire confondant, dont Patrice me dit qu’il doit le lendemain faire sa rentrée universitaire.
Ahmed semble plus encore pris de boisson que ne l’est Samia. Il se verse un verre d’Irancy, et je commente cette soulographie au bourgogne. Le côte du Rhône blanc qu’a choisi pour nous Patrice chante au palais.
La conversation, entre autres menues choses, dérive sur la station de radio musicale que nous entendons, Samia fredonnant la chanson de Patti Smith (Dancing barefoot ?). Ahmed parle d’un prochain concert en novembre à Paris de l’auteure de We three. Patrice, lui, parle d’un concert le mois suivant de Arno, qu’il dit préférer à Patti Smith. Je n’ai garde de le contredire (je n’aime guère les chanteurs qui ne chantent pas…), d’autant qu’il admet que la chanson que nous entendons est agréable…
Patrice évoque la mort de Jean-Paul Belmondo, en commentant sa filmographie pauvre en très bons films. Il a revu notamment les Tribulations d’un Chinois de Philippe de Broca. J’évoque, pour ma part, A double tour de Claude Chabrol — peut-être son premier film — en pensant à la séquence où, filmé de dos, on le voit évoluer nu dans une salle de bain…
Les jours qui suivront, nous n’en pourrons des hommages rendus à l’acteur jusqu’à plus faim…
Bref, notre conversation, dans laquelle se glisse tantôt Ahmed, tantôt Samia, est aussi décousue que bon enfant, et Patrice propose de prendre un autre verre. Le précédent, dit-il, était offert par le patron (j’ignore quelle convention a pu jouer entre eux pour que Patrice ait compris cela), et Samia demande que Patrice lui paie un nouveau verre de rosé.
Je refuserai un troisième verre, sentant l’alcool faire son effet, et, puisqu’il est 23 heures, amorce un départ. Nous partons de conserve, Patrice et moi, et nous quittons avec la promesse de nous voir bientôt, sinon à **** (Patrice dit envisager, peut-être avec Emma, un aller et retour jusque L***, pour venir entretenir la tombe familiale, et je l’invite volontiers à pousser jusque **** et à rester une nuit chez moi) du moins à Paris.
Durant le trajet qui me mène jusque chez Pascal et F., je tâche de redresser mes pas, et marcher pendant près de deux kilomètres finit par me dessaouler un peu.