Si bien que… ? (88)

Publié le par 1rΩm1

 

 

Si bien que… ?

 

(Journal extime)

Work in progress

 

88

 

19 décembre 2023

Entre la symphonie de Mahler et la musique du bar se produit un salmigondis messéant, d’autant que les écouteurs “bluetooth” que j’ai récemment achetés se révèlent d’une qualité bien moindre que celle du casque auquel je recours d’ordinaire. Mais je n’ai qu’eux avec moi.

En fait, je tentais en la circonstance de me couper d’un fâcheux auquel je désirais plus que tout échapper ; mais, précaution inutile, il m’adresse la parole — sans remarquer les écouteurs — en me demandant ce que je lisais auparavant. Il présente ses excuses néanmoins quand je retire ma prothèse musicale, et je lui tends les nouvelles de Marie Hélène Lafon, dont il s’empare afin d’en parcourir la quatrième de couverture. Il demande si c’est bien écrit. Je réponds alors, la question fermée n’engageant pas beaucoup, que oui. D’ailleurs, il n’insiste pas, et se rend aux toilettes sans attendre d’autres développements.

En vérité, ce particulier, habitué du bar, ne s’est révélé désormais opportun qu’en raison d’une conversation initiée par T., qui lui demandait tout à trac s’il était toujours admirateur de tel écrivain réputé d’extrême-droite (j’ai oublié depuis de qui il s’agissait). S’en sont suivies, d’une table à l’autre, d’autres considérations quant à la justesse (à son sens) de son point de vue sur la société actuelle, cependant que l’interlocuteur se défendait de faire partie des humanistes de gauche. Cherchez l’erreur néanmoins, même si la même allégation se multiplie parmi les “intellectuels” du moment, dont c’est la parade — et l’immense parapluie. T. s’est employé à faire émerger les contradictions entre pareille revendication et le discours tenu, mais sans convaincre, lui, s’enferrant plutôt en retour.

J’étais d’autant plus navré que je trouvais jusqu’alors ce quidam assez sympathique, voire, malgré l’âge (puisque du mien à un lustre près ¡) assez plaisant — au plan physique, s’entend.

 

20 décembre

J’ai rendez-vous avec Monsieur G., audioprothésiste, pour qu’il effectue des tests auditifs. Il me fait attendre dix petites minutes. C’est un grand échalas qui peut avoir vingt-cinq ans, encore acnéique, qui — déformation professionnelle sans doute — parle fort (à vrai dire, il me casse même quelque peu les oreilles), a un peu la voix et le débit de Vincent Lacoste, la même tessiture et la même parlure, la même gouaille, quoiqu’il apparaisse investi et sérieux dans l’exercice du métier, bien plus exubérant que le comédien dans ses emplois accoutumés de fanfaron volontiers déphasé. Il parle fort — et beaucoup. Comme pour meubler le silence et forcer ses propres timidités.

Je n’écoute pas toujours, m’essayant d’abord à m’habituer à sa personne, assez conforme d’ailleurs à celle portraiturée par mon père. Après mes considérations toutes pédagogiques sur l’oreille, son fonctionnement et l’audition, qui me paraissent assez interminables, après une série de questions concernant les gênes — leur raison, leur nature — occasionnées par mes deux voisins, après m’avoir montré des bouchons en silicone faits sur mesure, solution pour s’isoler du bruit, après avoir examiné mes conduits auditifs et m’avoir complimenté sur leur état de propreté (je sais saisi d’un instant de confusion, légère, étant donné que je n’ai pas pensé à curer leur intérieur [¡]), il me livre à deux sortes de tests, l’un pour déterminer les seuils de perception de mon oreille droite puis gauche, puis leur intolérance respective aux bruits excessifs. Ayant chaussé le casque, je dois faire signe quand je perçois tel ou tel son, puis à partir de quelle intensité l’un ou l’autre me paraît blesser le tympan.

Il conclut alors à une légère hyperacousie et un seuil de tolérance en-deçà des perceptions les plus habituelles. Il me délivre alors quelques conseils pour me prémunir des environnements nociceptifs. Il met en garde contre les silences abusifs, paradoxalement perturbateurs. Il préconise de ne m’environner que de bruits légers, froufroutants (j’en donne la traduction ironique, puisque, on s’en doute, ce n’est pas le mot qu’il emploie), frémissements d’air dans les arbres, sacs et ressacs sur les grèves, froissements de feuilles et pétillements de feu de bois : une poésie sonore bruit, librement transposée à son entour enthousiaste et volubile. Il juge d’ailleurs « excellente » ma proposition de brancher l’enceinte bluetooth près de mon lit et d’y faire jouer les Nocturnes de Chopin à faible volume avant de m’endormir. Que je m’y rassure : l’emploi que je ferais de la musique, à son sens, ne risquerait guère de parvenir au voisin, étant donné ma préférence pour les sons feutrés qui ne tympanisent pas. Toujours disert et gentiment obséquieux, il se lève pour imprimer « ma feuille de tests », remplissant sa carcasse dégingandée de sa présence ainsi démultipliée, dans un dépliement qui paraît immense, l’espace de son bureau étant assez petit, et moi, assis.

Il achève de me conquérir lorsque, en bon commerçant avisé, il déclare que je possède une audition (il sait mon âge et claironne un chiffre flatteur) qui me rajeunit d’une bonne vingtaine d’années (¡).

Homme âgé, Mexique 1325-1521 ; Homme jeune, Mexique 1325-1521, Roche volcanique Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris

Homme âgé, Mexique 1325-1521 ; Homme jeune, Mexique 1325-1521, Roche volcanique Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris

Le devis qu’il imprime à ma demande pour la fabrication de bouchons en silicone formés selon mes oreilles est naturellement assez coûteux, et il me propose de réfléchir avant d’adopter ce recours. Il me rappellera mi-janvier savoir en est ma réflexion.

 

 

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