1622 - « Après Noël, joyeux Noël ! » (5)

Publié le par 1rΩm1

 

 

 

« Après Noël, joyeux Noël ! »


 

Journal extime

 

(Paris, 25 décembre - 30 décembre 2023)

 

5

 

 28 décembre [2023] [suite]

Fin d’après-midi et soirée

Nous nous rendons par le métro jusqu’à la Place d’Italie. Aymeric me raconte avoir cassé la barre de selle de son vélo — il ne croyait pas cela possible — et avoir dû la faire réparer la veille.

Je me trouve désorienté du fait que l’on est un jeudi, non seulement parce que la semaine s’était ouverte par un jour férié, mais encore parce que je n’avais jamais arpenté le sol parisien avec Aymeric que le dimanche, plus rarement un samedi.

Aymeric reprendra le 2 janvier son travail, à son retour de Bordeaux — où il doit rendre le lendemain en début d’après-midi.

 

Nous nous installons rue de la Butte-aux-cailles dans le bar accoutumé, où nous buvons l’un et l’autre une pinte de bière en attendant l’heure du restaurant.

J’ai déjà évoqué les expositions vues les jours précédents durant le trajet au métro hormis celle de la Cinémathèque française consacrée à Varda, que je garde en réserve. Je raconte comment et pourquoi j’ai téléchargé un sonomètre, ainsi que mon entrevue avec l’audioprothésiste. Aymeric raconte alors qu’il lui arrivait entendre des bruits fictifs dans l’appartement voisin, nés de la phobie d’être dérangé durant la nuit. Il me conseille l’achat d’écouteurs iPod du fait de l’efficacité des « réducteurs de bruit » intégrés aux appareils. Il dit son soulagement après que ses anciens voisins ont déménagé, remplacés par d’autres occupants autrement plus paisibles.

Des silences s’installent de temps à autre, sans que cela soit gênant, Aymeric relançant le plus souvent la conversation, rééquilibrant ainsi nos temps de parole.

Cette fois, je développe ma visite à l’exposition Agnès Varda. Je ne savais pas (ou j’avais oublié) que le Bonheur a été tourné à Fontenay-aux-Roses dans des lieux aujourd’hui disparus.

1622 - « Après Noël, joyeux Noël ! » (5)

Nous nous présentons peu après 19 heures à l’entrée du restaurant indien — puisque je n’ai pas réussi à réserver pour 19 heures 30. Le serveur époustouflant que nous n’avions pas revu les fois précédentes paraît, en dédommagement à nos yeux ravis. Son sourire, toujours somptueux, éclaire son visage, dont la barbe est désormais plus fournie. Ses traits me plaisent moins ainsi, même s’il demeure évidemment très beau.

Nous optons chacun en toute gourmandise pour tout un menu, végétarien pour Aymeric, carné pour ce qui me concerne.

Le restaurant s’emplit à mesure. Comme le serveur déplace nos tables pour installer un groupe de sept personnes, il ajoute plaisamment qu’il ne nous portera pas. Je réponds sur le même mode trouver cela dommageable — sans qu’il marque rien en retour…

 

Nous nous racontons nos Noëls respectifs. Aymeric me parle des enfants de ses cousins très éveillés, les unes (ce sont deux filles) à demi irlandaises, les autres (des garçons), qui habitent Djibouti. Nous concluons aux apports, souvent profitables, de l’appartenance dès l’enfance à une double culture.

Mes nièces sont autrement en reste. Je ne me suis pas allé chez l’aînée fêter Noël, non plus d’ailleurs que mon père. Celui-ci conserve toujours la rancune de ce qu’elles n’aient pas rendu visite à ma mère au cours de sa longue maladie lorsqu’elle achevait ses jours à la maison de soins.

Aymeric dit se réjouir de lire à nouveau. Il s’est plongé, non sans mal, dans la lecture de les Bienveillantes. Puisqu’il a dépassé dorénavant les deux cents premières pages, il poursuivra vraisemblablement le livre, mais il se dit rebuté par “l’homosexualité” du personnage principal — et dit ne pas bien comprendre les motivations de Jonathan Littell à ce propos. Comme j’ai lu le roman à sa parution, ou presque, je ne me le rappelle qu’assez mal. Je me souviens néanmoins des pages où le narrateur justifie son goût de la sodomie par des particularités physiologiques masculines, en l’espèce le rôle de la prostate qui appuie sur le membre du partenaire au moment de la pénétration (si j’ose m’exprimer en pareils termes galants et choisis !). J’évoque Marcel Jouhandeau (dont le nom ne me revient pas immédiatement et que retrouve Aymeric lorsque je mentionne sa femme, Elise), vite retourné « au vice » (selon ses propres mots) après son mariage en raison d’une dilection qui n’est pas la mienne (ajouté-je en confidence), celle d’être traité en femme (toujours selon lui), c’est-à-dire enculé par de jeunes costauds du type forts des Halles, rétribués à ces fins2.

Il me parle d’un auteur dont je note le nom, Eric Chacour, et le titre de son (premier) roman, paru lors de la récente rentrée littéraire.

Alireza Shojaian, Mnemonic (Pierre), 2020, Crayon acrylique et couleur sur bois, 60 x 40 cm [le dessin a servi à la couverture du roman d'Eric Chacour, “Ce que je sais de toi”]

Alireza Shojaian, Mnemonic (Pierre), 2020, Crayon acrylique et couleur sur bois, 60 x 40 cm [le dessin a servi à la couverture du roman d'Eric Chacour, “Ce que je sais de toi”]

 

Notre repas, comme à l’accoutumée, s’avère très bon.

Nous nous voyons offrir un petit verre de limoncello au moment de l’addition.

 

Cette fois, comme il est plus tard que d’ordinaire, nous optons pour un bar tout proche de la Place d’Italie, et, cette fois, Aymeric commande, non un irish coffee, mais un capuccino.

Je fais part à Aymeric d’un imprimatur à venir, ayant presque achevé la relation de la dernière soirée que nous avions passée ensemble le dimanche 25 juin.

Aymeric dit être en délicatesse avec le passé, qu’il n’aime guère et dont il se méfie, tâchant d’éviter le plus possible qu’il le remorde (au propre comme au figuré, i.e. au sens de procurer quelque remords [ces termes sont naturellement les miens, et leur expression, forgée dans l’après-coup]).

Il insiste aussi sur la différence d’impressions entre lui et moi, malgré les souvenirs communs que je retrace : si les faits concordent, ses appréhensions différent assez souvent des miennes.

Il évoque les suites du décès de sa mère. Je fais le départ avec nos deux situations : mon père, en effet, est encore vivant ; voire : ma sœur m’est plus proche, spatialement comme affectivement. Il dit ne pas savoir s’il retournera de sitôt en Bretagne — en dépit de son frère, qui l’a enjoint à revenir —, du moins après la rencontre prévue le 26 janvier chez le notaire afin de régler une succession que compliquent les souhaits contraires des uns et des autres : sa sœur veut vendre, à rebours du frère, qui exploite des parcelles de terrain. Aymeric ne sait s’il souhaite conserver quoi que ce soit, qui, précisément, le ramènerait à son passé. Tout en l’écoutant, le récit de Marie-Hélène Lafon que je suis en train lire interfère avec ce qu’il me rapporte — tant et si bien que je m’irrite que cette lecture se mêle à ses propos au point d’en romancer les effets et produire des images involontaires, indiscrètes et nécessairement étrangères. Une question me vient, cependant : savais-je qu’Aymeric est l’aîné de sa fratrie ?

Nous évoquons de prochaines vacances. A son sens, P*** ne devrait pas aimer Berlin, alors que lui aimerait y retourner. Je parle d’un projet de mon père — dont je ne sais exactement s’il est sérieux, ou juste plaisant à caresser — de retourner en Espagne, dans la petite ville espagnole de la côte castellonaise où ma mère et lui sont mainte fois allés.

Nous évoquons, enfin, la situation politique du moment avec en point de mire les élections présidentielles de 2027. Où fuir, se demande Aymeric en cas de victoire de l’extrême-droite, où aller pour sa retraite. Il ne sait pas d’ailleurs encore, précise-t-il, s’il partira en 2025 à l’âge légal, ou deux ans plus tard en vue d’avoir une retraite à taux plein.

 

Nous allons de conserve jusque Montparnasse par la ligne 6. En chemin, après avoir dépassé la station Glacière, je lui dis mon regret de ne plus voir N***. J’invoque à ce propos l’ambiguïté du terme desiderium en latin : désir ou regret ? je ne saurais dire ; il semble toutefois que sur toute envie l’emporte celle de demeurer dans le statu quo instauré depuis notre dernière rencontre

 

Nous faisons nos adieux au détour d’un couloir de métro, non sans nous faire la promesse d’un téléphonage avant le printemps.

-=-=-=-=-=-

2Cherchant à vérifier certains de mes souvenirs de Tirésias, je lis en effet ceci, dont certains détails ne laissent pas d’amuser (tout en brossant à rebours les traits d’une épouse fantasque et passablement déplaisante) :

« En 1928, Marie Laurencin, inquiète des mignons de Jouhandeau, s'érige entremetteuse de l'écrivain et [d’Elisabeth Toulemont]. Vite, ils deviendront amoureux et se marieront le 4 juin 1929, en dépit de l'avis contraire de la mère [de] Jouhandeau, qui trouva « une griffe dans le regard » de sa future belle-fille. Élisabeth — ou Élise (comme Jouhandeau l'appelle dans sa vie et dans ses écrits) [—] a l'illusion de détourner son mari de ses penchants homosexuels, en vain. Vers 1933-1935, Jouhandeau retournera au « vice » (comme il l’appelle), ce qui mènera à un écart croissant avec sa femme. Ils ne se sépareront jamais, mais vivront en état de guérilla permanente. Jouhandeau écrit que, depuis 1938, il ne fit plus l'amour avec Élise après qu'elle [a] voulu tuer un de ses amants.

En dépit de ses différences, des agressions même, et parfois des actes exécrables de méchanceté d'Élise (en mai 1944, elle a eu la folle bassesse de dénoncer Jean Paulhan, un des meilleurs amis de son mari, comme résistant, par exemple), Jouhandeau a toujours reconnu le rôle stabilisateur de sa femme dans sa vie, assurant la tranquillité bourgeoise nécessaire pour son travail d'écrivain. »

 

 

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