Archive GA CCCXXVIII

Publié le par 1rΩm1

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de Mathieu Riboulet (1960-2018), les Œuvres de miséricorde, Verdier, 2012, pp. 120-123 :

 

Archive GA CCCXXVIII

 

Je sortis de cette « charming night » rincé, mais prêt à retourner vers le Tiergarten et son monument, le lendemain, accompagné d'Andreas qui disposait de sa journée. J'étais hanté par la rancune qui bouillonne dans le sillage des guerres, des déchirures, des violences et des luttes, ce sentiment qui, selon Thucydide, est « un plaisir qui passe, n'est-il pas vrai, pour le plus vif de tous » et nourrit de fort nombreux mobiles. Je sais qu'il est au cœur de ces chemins que j'emprunte, en France comme en Allemagne et, même si je ne le distingue pas clairement, je sais qu'il finira par surgir. Le monument aux homosexuels persécutés par le régime national-socialiste, donc, Denkmal for die im Nationalsozialismus verfolgten Homosexuellen, a pris place en 2008 en bordure du Tiergarten, juste en face de l'« autre », auquel il fait plastiquement écho puisque le projet retenu après de longs débats entre les divers décisionnaires, œuvre des artistes Michael Elmgreen et Ingar Dragset, reprend l'idée de la stèle de béton, ici en un seul exemplaire et davantage inclinée, percée d'une sorte de fenêtre noire qui, si on se place tout contre, presque à y coller le nez, permet de voir une vidéo montée en boucle montrant deux garçons s'embrassant infiniment.

 

 

(photo : Aymeric)

(photo : Aymeric)

Si on ignore l'existence de ce monument, et si on n'a pas la curiosité d'aller y coller son nez, comme je l'ai dit, il est tout à fait impossible de se douter de quoi il s'agit au juste, à moins qu'on n'ait prêté attention à une petite plaque, dont le texte, en allemand et en anglais, est des plus explicites même s'il commence à s'effacer, placée à cinquante mètres environ du monument, en bordure de l'Ebertstrasse. Y sont sobrement mentionnés ces faits incontestables qui n'encombrent pas pour autant les livres scolaires d'histoire (lesquels pèseraient cent cinquante kilos, au demeurant, s'il leur fallait mentionner tout ce qu'ils taisent) : « L’Allemagne national-socialiste fut le lieu d'une persécution des homosexuels sans pareille dans l'histoire. En 1935, les nationaux-socialistes ordonnèrent la criminalisation générale de l'homosexualité masculine. À cette fin, les dispositions de l'article 175 du code pénal visant un comportement homosexuel furent considérablement renforcées et élargies. Un baiser entre hommes pouvait à lui seul entraîner la persécution. L’article 175 conduisait à la prison ou au bagne. Le nombre des condamnations dépassa 50 000. Les autorités national-socialistes purent parfois obtenir la castration forcée des condamnés. Plusieurs milliers d'homosexuels furent déportés en camp de concentration en raison de leur homosexualité. Une grande partie d'entre eux ne survécurent pas aux camps. Ils moururent de faim, de maladies, de mauvais traitements ou furent victimes d'opérations meurtrières ciblées. » Plus loin on peut lire : « L’Allemagne, de par son histoire, porte la responsabilité particulière de s'opposer activement aux atteintes aux droits de l'homme à l'encontre des homosexuels masculins et des lesbiennes. » J'étais ému d'être là, Andreas l'était aussi, avec traînant au fond de cette émotion la petite rage afférente à l'invisibilité du monument — non parce que ses dimensions seraient trop modestes ou son expression trop timorée (je le trouve à cet égard plutôt « réussi »), mais parce qu'on ne peut pas le voir pour ce qu'il est si on ignore ce qu'il est, parce qu'il est difficile de le voir par hasard et d'apprendre. De fait, pendant le petit quart d'heure que nous avons passé là, assis dans l'herbe à proximité du monument, Andreas appuyé à un arbre et ma tête sur son épaule, nous n'avons vu s'y rendant que des homosexuels, quelques-uns l'air de ne pas y toucher, d'autres, par exemple un très jeune couple de garçons, après avoir lu le texte se sont dirigés vers le monument en se tenant par la main et se sont embrassés devant la stèle, avant de repartir, presque joyeux, leur jeunesse éclatante et la possibilité de manifester leur attachement en plein Berlin signant précisément tout ce que nous devons à ceux qui ont été « totgeschlagen, totgeschwigen » (battus à mort, passés sous silence — le français ne rendant pas l'écho que les deux termes allemands se renvoient, sauf à les traduire par « tués par les coups, tués par le silence »), ce que rappelle la plaque en forme de triangle (Winkel) apposée au mur extérieur de la station de métro Nollendorfplatz « aux victimes homosexuelles du national-socialisme », à l'initiative d'un député du Bundestag et après accord du conseil d'arrondissement de Schöneberg en 1988, soit vingt ans avant le « grand » monument officiel du Tiergarten. Il faut dire que, comme le précise une plaque complémentaire apposée en 1993 sous la plaque triangulaire pour dissiper tout doute quant à la participation de la Régie des transports berlinois à cette répression, « À partir de janvier 1933, pratiquement tous les lieux de rencontre aux alentours de la Nollendorfplatz contribuèrent à la mise en place d'une politique systématique de fichage des homosexuels et permirent de les rafler. » Ces mêmes alentours où je rencontrai Tajdîn, vécus mes premières nuits berlinoises avec Andreas, déambulai encore à loisir en me gaussant des travers, la plupart du temps comiques, de la vie gay contemporaine qui marche sur des morts. Ces morts de partout et de toujours, je les porte en moi et les entends résonner, ceux qui moururent de mains françaises parce qu'ils étaient allemands, de mains allemandes parce qu'ils étaient français, de mains allemandes, parfois françaises, européennes parce qu'ils étaient juifs, de mains du monde entier parce qu'ils étaient pédés. Et je suis ému de voir se mêler dans le tissu de la ville même où la grande folie s'est anéantie dans le brasier final les traces de la mémoire qui fait de moi ce sujet historique, sensible, sexuel que je m'efforce d'éclairer et les traces de la mémoire prise en charge par les différentes strates de la société dont je fais partie, dont je suis le fruit, les unes ne se superposant pas forcément aux autres ni ne produisant, en moi, le même son.

 

 

 

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