891 - Pages choisies : A la lecture (2)

Publié le par 1rΩm1

 

 

de  Véronique  Aubouy  et  Mathieu  Riboulet,  A  la  lecture,  Grasset,  2014,  pp. 110-112 :

 

891 - Pages choisies : A la lecture (2)

 

Amnésiques

 

Nous sommes tous des amnésiques. Rien de tel qu'une petite généralisation hâtive pour se rassurer ! Être précédé d'une généalogie décapitée par la maladie d'Alzheimer fait de vous, au choix, ou le roi du déni ou le roi de l'inquiétude pour tout ce qui a trait à votre propre mémoire quand vous parvenez dans ces zones incertaines de l'âge où se glissent furtivement les premiers signes de la partie qui va se jouer, là-haut dans le cerveau, au long du temps qui reste, que vous n'aviez nullement anticipée, et dont vous songez tout à trac qu'elle ne sera guère plus aimable que celle qui se joue dans les jambes, incontestablement moins promptes à se lever que voici trente ans !

Qu'est-ce que ça signifie, revenir de l'oubli, quand on a perdu la mémoire dans un accident plutôt qu'un bras ? Qu'est-ce que ça signifie, ne plus savoir où on est, quand on se réveille en pleine nuit dans une chambre où on dort depuis vingt ans et qu'on ne reconnaît pas avant  un long moment? Impossible de le savoir, vu de l'extérieur. Le cœur se serre à la pensée de ceux qu'on voit dans cette dépossession, plus encore à l'idée, soyons honnêtes, d'en être soi-même atteint. Nous savons tous que la science n'en peut mais, qu'elle n'en pourra mais encore un bon moment, qu’il est même, le cas échéant, souhaitable qu'elle n'en puisse mais à jamais, tant la perspective d'une maîtrise médicale des phénomènes mémoriels semble plus angoissante encore que les incertitudes où nous jettent nos défaillances inévitables.

Eh quoi, il faudra bien tout perdre, un jour, non, la tête comme les jambes ? Et le fait que nous serons, au fond, les plus profondément indifférents à cette perte lorsqu'elle sera accomplie devrait nous rassurer. Il ne nous manque donc qu'un peu d'entraînement, mais un entraînement joyeux, qui tournerait le dos à ces images austères d'hommes méditant sur la mort en de lugubres retraites, tout empesés d'obscurantisme, de religion. Lisez À la recherche du temps perdu. Régulièrement, tous les cinq ou dix ans par exemple. Sa plasticité est si grande, la place que son auteur a laissée au lecteur à la fois si intime et si vaste qu'on peut sans grand dommage l'occuper plusieurs fois sans jamais avoir l'impression de faire du surplace. Cela tient au fait qu'à chaque nouvelle lecture, vous êtes un autre.

Vous êtes un autre, vous ne reconnaissez plus rien, ou pas grand-chose, de ce paysage déjà dûment arpenté. Pourtant, à chaque fois vous l'avez traversé en vous disant : Cette fois je veillerai à ne pas confondre les épisodes, à ne pas mélanger le premier séjour à Balbec et le second, à ne pas prendre la princesse de Guermantes pour la duchesse du même nom, je me souviendrai que la profanation de Montjouvain a lieu dès le début du roman... Et à chaque fois, vous êtes de nouveau surpris par l'enchaînement, les personnages, les réflexions, qui ont un vague air de familiarité, comme venus d'un rêve déjà fait, et semblent pourtant, dans le même temps, parfaitement inédits, novateurs, surprenants, s'apparentant dans le meilleur des cas à une réminiscence longtemps enfouie, et la plupart du temps à une découverte dont l'acuité et le bonheur d'expression vous saisissent comme au premier jour.

Acceptez, dès la première fois, et sans le savoir, d'oublier ce livre au fur et à mesure de vos lectures, pour sentir d'emblée que les possibilités qu'il offre de tenir le fil des heures, l’ordre des années et des mondes changent sans cesse avec vous mais que le livre, lui, les contient toujours, quel que soit votre âge, quelle que soit votre peine, quel que soit l'état, enfin, de votre mémoire, à qui l'oubli est un bien si précieux.

 

 

 

 

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