Archive GA VI

Publié le par 1rΩm1

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6 - Pages choisies

Extrait de W. G. Sebald, les Emigrants, “Ambros Adelwarth”, (traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau), Gallimard, “Folio”, pp. 165-167 : 

 

Par ailleurs, comme il m'en souvient maintenant, mes rêves de Deauville étaient remplis de murmures permanents, qui avaient pour origine les bruits circulant sur Cosmo et Ambros. Une fois, par exemple, j'avais vu les deux jeunes hommes assis à une heure tardive dans la salle à manger du Normandy, à une dînette spécialement installée pour eux au milieu des autres tables, et qui semblait de ce fait les tenir isolés. Posé entre eux sur un plateau d'argent, un homard rutilait d'un merveilleux rose vif dans l'atmosphère tamisée, et bougeait parfois avec lenteur une de ses pattes. Avec une grande dextérité, Ambros décortiquait peu à peu le homard et présentait à Cosmo de petites portions que celui-ci portait à sa bouche en enfant bien élevé. De la foule des convives agitée comme une légère houle, on ne voyait que les boucles d'oreilles et les colliers étincelants des dames ou encore les plastrons blancs des messieurs. Et pourtant je percevais que tous les regards étaient rivés sur les deux mangeurs de homard, dont j'entendais dire tour à tour qu'ils étaient maître et serviteur, couple d'amis, apparentés, ou même frères. Pour chacune de ces hypothèses, on énonçait sans fin le pour et le contre, et les arguments continuaient encore à courir comme un doux murmure dans la salle longtemps après que la table de dînette eut été enlevée, alors que le petit matin éclairait déjà les fenêtres. En premier lieu, c'était sans aucun doute l'excentricité de Cosmo qui, alliée à la correction véritablement exemplaire d'Ambros, avait éveillé la curiosité des estivants de Deauville. Et ce besoin de savoir ne faisait que croître, et les suppositions se faisaient de plus en plus audacieuses à mesure que les deux amis persistaient à demeurer seuls et à décliner les invitations qu'on leur faisait parvenir jour après jour. L'étonnante faconde d'Ambros, qui contrastait tellement avec le mutisme apparemment total de Cosmo, était elle aussi le prétexte à toutes sortes de conjectures. Et puis les frasques de Cosmo en voltige aérienne et au polo fournissaient un sujet de conversation intarissable. Enfin, l'intérêt suscité par ces deux étranges Américains culminait lorsque Cosmo se mettait à avoir une chance phénoménale dans la salle réservée du casino et que la nouvelle s'en répandait comme une traînée de poudre dans tout Deauville. Aux rumeurs déjà colportées venait s'ajouter celle qu'on avait affaire là à deux chevaliers d'industrie, à deux aigrefins aux combines douteuses ; oui, on se répétait, même ce fameux soir dans la salle de restaurant, qu'Ambros, qui lui-même ne s'asseyait jamais à la table de la roulette mais restait toujours debout juste derrière Cosmo, avait des dons secrets de magnétiseur. De fait, le seul être qui me parût aussi impénétrable que lui était cette comtesse autrichienne, femme au passé obscur*, qui tenait sa cour dans les recoins secrets de mon imagination onirique deauvillaise. C'était une personne longiligne, presque transparente, enveloppée de soie moirée grise et beige, entourée à toute heure du jour et de la nuit par une foule d'admirateurs et d'admiratrices. Nul ne connaissait son véritable nom (il n'existait pas de comtesse Dembowski à Vienne), nul n'aurait pu lui donner d'âge ni ne savait si elle était célibataire, mariée ou veuve. La première fois que j'avais remarqué la comtesse Dembowski, c'était lorsque dehors, sur la terrasse devant le casino, elle avait fait ce qu'aucune autre femme hormis elle n'eût osé faire : enlever son chapeau d'été blanc et le poser à côté d'elle sur la balustrade. Et la dernière fois, c'était le jour où, sorti de mon rêve deauvillais, je m'étais approché de la fenêtre de ma chambre d'hôtel. L'aube pointait. Incolore, la plage se confondait encore avec la mer et la mer avec le ciel. Et c'est alors qu'elle était apparue, dans la lueur blême qui se répandait peu à peu, sur la promenade des Planches déserte à cette heure. Attifée avec le plus mauvais goût qui soit, maquillée à outrance, elle passait tenant au bout d'une laisse un lapin blanc angora. Elle était escortée d'un clubman en livrée vert acide qui, dès que le lapin refusait d'avancer, se penchait pour lui donner un peu du chou-fleur géant qu'il tenait serré dans le creux de son bras gauche. 

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* « femme au passé obscur » est en français dans le texte original allemand.

 

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