852 - Journal d'un conscrit (26) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

 

 

852 - Journal d'un conscrit (26) [in memoriam J.-M.]

 

Vendredi 20 avril [1984]

C’est re-un « piquet d’incendie », tout naturellement (ici, à la fatigue, l’on ajoute de la fatigue, pour accroître toutes lassitudes morales), que je mets à profit pour poursuivre mon ébauche de correspondance.

Temps splendide au dehors. Je suis resté dix minutes à me prendre pour un lézard,  sur  le mur  de  vieilles  pierres  près  de  « l’Ordinaire ». Je  songeais à D.-H. Lawrence, à la plénitude sensuelle des bains de soleil qu’il (d)écrit, et, bon, je me suis échappé quelques instants — avant de « prendre mon service ».

 

Je suis demeuré à cran, tous ces jours derniers. Je suppose que cet état d’âme est dû à la possibilité de devoir rester ici douze jours en tout, mais, également, à tout ce qui a précédé, les événements nuls ou négatifs de mon infini [à ****].

 

Rentrant les 10 et 11 avril derniers, j’avais bien des projets sentimentaux, et j’avais prévenu de l’éventualité de mon “arrivée” Jean-Paul, qui m’avait dit qu’il me retéléphonerait dans la soirée du 10.

Mais le téléphone est resté muet, cette nuit-là. C’est la conscience chloroformée que j’ai glissé, tôt, dans le sommeil, augurant sans doute inconsciemment que J.-P. n’appellerait pas. Je me suis réveillé le lendemain matin : il n’était pas huit heures, et il y avait, dehors, des tentatives de soleil…

Fiasco sentimental sur toute la ligne. J’ai trouvé, le lendemain, FrédéricK aussi frigide qu’à son ordinaire d’autrefois ; et moi coupable, bien sûr, de toutes les impuissances de ce siècle, qui le regardait me regarder le regarder — dans l’insoutenable parodie d’une étreinte amoureuse, mais dans un orgasme noir, qui n’a pas connu la lumière…

Il a dit : « un an, maintenant, que tu m’as dévoyé. » Je n’invente rien. (Ce mot, « dévoyé », m’avait choqué ; j’avais protesté parce que le jugeais irrecevable, décroché de des réalités de mes discrétion, tolérance, attente, patience, retenue… — en dépit même de l’urgence, à chaque fois, de mon désir. C’est sur l’étreinte d’une statue dolente que l’absence d’une année, en fait, polit son cycle véritable, parfait.)

 

Ici, ces souvenirs ont revêtu un caractère abstrait. Leur image est devenue floue – ou kaléidoscopique — ou brouillée. Seul, le présent, insoutenable, dégueulasse. Ce « piquet d’incendie » aujourd’hui. Le « renfort » de demain. La « garde » de mardi prochain. (Je m’étonne que rien n’ait été encore prévu pour lundi…) Les étiquettes à faire au normographe et à la machine qui m’occupent depuis plusieurs jours au bureau… Le commandant à ramener dans sa p’tite auto, les divers balayages, corvées, insipides « revues de casernement »… font le calendrier de mon présent…

A peine si la magnificence du temps me détourne un peu de la contrainte de demeurer ici. J’atteins les deux cents jours de mon « service militaire », les 5/ 9° de mon temps, sans voir encore la lueur du tout dernier jour…

 

Laissez-moi le chagrin m’emporte et je vogue sur mon délire…

 

Il faudra longtemps encore attendre que ma joie revienne… Je m’en fais une certaine “philosophie”…

21 avril

Debout, couché, debout, couché… Drôle de vie, drôle de rythme, dans la torpeur et l’hébétude. — C’est (bien sûr) une journée de « garde ».

Douze individus parqué par huit à tour de rôle dans un espace réduit, clos, aux fenêtres occultées par des panneaux de contreplaqué : c’est la nuit permanente, sans étoiles. De la musique y tonitrue, vomie soit par la radio, soit par un cassettophone, toute la journée. Si bien qu’il est impossible de s’y reposer, avant le soir.

D’habitude, je n’y lis pas, je n’y écris pas — ou peu. Mais aujourd’hui, cette journée de « garde » se passe de façon plus “cool” qu’à l’accoutumée. Etant « soutier de permanence » pour la durée totale du week-end, j’ai réclamé une « garde » en « Zone Technique Auto » — appelée également « renfort ». L’on y est deux le jour et, le soir, l’un des deux fait des « rondes » tandis que l’autre garde l’entrée, si bien que le temps passe plus vite, en bavardages le jour, en mouvement lors des « rondes » la nuit. Mon compagnon d’hébétude est un garçon de mon « contingent », que j’aime bien, à qui parler n’est pas inutile. De sorte que je n’ai pas vu passer le « premier tour ».

Hier, j’ai vu Dark Crystal à la vidéo (le « piquet d’incendie » assiste aux séances vidéo et nettoie la salle ensuite). J’ai pensé à Pascal. C’est très mignon et bien fait.

 

The Dark Crsytal,  Jim Henson, Frank Oz 1982 USA/UK © Internet

The Dark Crsytal, Jim Henson, Frank Oz 1982 USA/UK © Internet

Il y a un moment qui m’a beaucoup plu et fait rire : acculés par des monstres, le héros et l’héroïne — qui viennent de se découvrir comme étant les deux survivants d’une race douce et bonne — semblent perdus, lorsque, soudain, l’héroïne déploie des ailes ignorées par son compagnon, échappant ainsi aux agresseurs ; le héros s’exclame alors : « Mais je n’ai pas d’ailes, moi » — et l’héroïne de répondre : « Bien sûr, tu n’es pas une fille » — gentil babil qui a le mérite au moins de renverser les perspectives habituelles…

 

© Internet

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Voici les nouvelles les plus fraîches. Je vous ferai part de la suite plus tard…

 

Dimanche 22 avril 1984

Noël au balcon… Pâques au balcon… Dans quelle époque sommes-nous tombés ?

C’est aujourd’hui l’anniversaire de S.

 

Un soleil comme celui-là ne se refuse pas. Et je suis pourtant enfermé dans la grand-salle du « Foyer », catapulté de ma « garde » d’hier à ce « piquet d’incendie ». D’où vient mon harassement ?

 

Mon esprit est terriblement ailleurs.

 

Si d’aventure l’un ou l’autre de vous deux était à **** le vendredi 27 mai au soir, puisqu’à ce moment-là je rentrerai probablement, peut-être pourrions-nous nous voir ? Je téléphonerai en rentrant.

De toute façon, j’ai l’impression de ne pas vous avoir vus depuis longtemps (puisque je n’ai fait que vous effleurer lors de mon dernier retour).

 

A bientôt donc, j’espère. Recevez, en attendant, mes pensées les meilleures.

 

Romain

 

 

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