1556 - Retour à Dieppe (4)
[récidive]
Journal extime
(26 juillet - 2 août 2023)
4
29 juillet 2023
Journée sabordée par une série de désagréments qui s’imposent cruellement à nous dans des heurts qui engagent nos individualités : M.-C. et moi sommes sans doute trop habitués à nous régler sur personne que nous-mêmes. [C’est, quoi qu’il en soit et de toutes les façons, une journée qu’il m’est difficile de retracer, même longtemps après.]
Dès le matin, alors que j’entreprends de débarrasser la table de mon déjeuner, M.-C. se montre grinçante : je lui fais songer à son père, à sa maniaquerie, jusqu’à ma façon de doser mon sucre, alors que, n’est-ce pas ?, mieux vaudrait se passer de sucre ! « Tu m’emmerdes ! » me lance-t-elle aussi, et ce rudoiement me paraît hors de proportion avec mon intention de lui faire place nette pour qu’elle puisse prendre ses aises… Je ne peux que me rappeler ce moment où, à Palerme, alors que je lui évoquais son père, avait-elle dit, pendant un échange un peu vif, elle s’était mise soudainement à pleurer. Comment pouvais-je lui rappeler ce père à l’évidence trop autoritaire ? m’étais-je interrogé, concluant à une emprise dont le souvenir perdurait des décennies plus tard, presque froissé de l’analogie… Or, ce père venait de refaire surface !
En fait, la série de désagréments ne fait que commencer. Comme M.-C. tente de réserver une place de concert pour moi le lundi, elle n’y parvient pas, son ordinateur flanchant, de plus, pour une raison obscure (la liaison Internet ne sera rétablie que le soir). M’y essayant de mon côté, je n’y arrive pas davantage, du moins pas sans devoir passer par un intermédiaire marchand qui me réclame une inscription, de sorte que je finis par abandonner. Tout cela retarde d’autant notre départ, et la moitié de la matinée s’est déjà écoulée avant que nous quittions l’appartement.
Comme nous nous apprêtons enfin à démarrer, la clé de contact de la voiture m’échappe des mains. Chacun s’emploie de son côté à trouver où elle est tombée. Je finis par la retrouver côté passager et ne peux que constater que la vue de M.-C., qui a différé plusieurs fois une opération de la cataracte, a considérablement baissé [ce qui sera, le surlendemain, à l’origine d’un heurt autrement plus violent qu’aucun de ceux survenant pendant la journée].
Enfin, nous nous mettons en route.
Malheureusement, comme nous sommes sur le point de visiter le Palais Bénédictine à Fécamp et que je me gare à une centaine de mètres de là, un déluge d’eau s’abat sur nous, nous obligeant à rejoindre en toute hâte la voiture. Nous renonçons donc, avec l’idée d’y revenir le soir au retour.
Puis, voulant jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil oblique sur les falaises d’Etretat, nous sommes pris dans des files continues d’automobiles, sans parvenir à stationner nulle part.
Impossible également, quoique s’y arrêter se montre plus aisé, de trouver où nous restaurer à Yport. Le premier restaurant s’avère plein, le second, fermé, un troisième, peu engageant, tandis que l’éventaire de la boulangerie se montre assez peu appétissant, du moins à mes yeux…
Ce n’est qu’au Havre, à 13 heures 30, garés (sur injonction de M.-C., qui soutient qu’approcher plus près du centre serait s’exposer à ne trouver aucune place) le long d’une plage à distance du musée des Beaux-Arts, but ultime de notre expédition, que nous parviendrons à ingurgiter un sandwich roboratif et bienvenu, mais médiocre quoi qu’on en ait.
Entre-temps que d’agacements mutuels ! D’ailleurs, il semble écrit que lorsque j’ai l’envie de partir à droite, M.-C. désire aller par la gauche. L’un entend prendre l’itinéraire le plus rapide, l’autre, la route qui longe la mer. Malheureusement, contre l’idée de M.-C., il semble que les falaises rendent, comme la veille les boucles de la Seine, pareil désir inextinguible, et que, empruntant la route côtière à partir de Fécamp, la mer ne reste à boire que par exceptions.
Partis littéralement chacun de son côté après avoir avalé notre sandwich — moi emporté par la gauche, elle, se déportant sur la droite —, nous nous perdons alors de vue, et ne voyant M.-C. plus nulle part, je lui téléphone pour lui demander où elle se trouve, et elle me guide pour la rejoindre.
Nous ne nous apaiserons que devant des peintures, au musée des Beaux-Arts André Malraux, qui, entre tableaux faisant la part belle au Havre et à ses environs, abrite dans ses murs une exposition (Marquet en Normandie) consacrée à Albert Marquet, laquelle me rappelle celle du Musée d’Art moderne de la ville de Paris — et dont, semble-t-il, je n’avaispris aucun cliché.
Albert Marquet, Le 14 juillet au Havre, 1906, Huile sur toile, Bagnols-sur-Cèze, musée Albert-André. Dépôt du Centre Pompidou
Je m’amuse de constater que ce ne sont pas toujours les même œuvres toutefois qui nous attirent, selon la même logique peut-être qui préside à nos divisions, même si ces toiles de Nicolas de Staël et de Georges Braque nous plaisent à l’un et à l’autre beaucoup.
Puis, guidés par la tour-lanterne de l’Église Saint-Joseph, nous allons en direction du centre ville. M.-C. déclare rédhibitoirement laide la ville moderne et bétonnée du Havre, que, de fait, nous parcourons à pied sans nous attarder. L’intérieur de l’Église — tout particulièrement les vitraux multicolores de Marguerite Huré — nous conquiert malgré tout.
L’installation au fronton de l’Hôtel de ville par Mathieu Mercier [apprendrai-je par la suite] pour la septième édition d'Un été au Havre retient aussi mon attention : à la devise révolutionnaire ont été rajoutés de part et autre douze mots, répartis pour moitié ainsi : volupté, diversité, curiosité, sensibilité, créativité, virgilité [néologisme, qu’on peut comprendre comme forgé à partir du nom du poète latin — et que je lis : virginité] ; encoraté [autre hapax, qui l’on peut décomposer en deux mots et associer à « fraternité », la grande éclopée du trio républicain consacré], porosité, intégrité, subtilité, simplicité — sérénité fermant (non sans bonheur) cette litanie de fantaisie… Reste (non sans soulagement aussi pour le regardeur) que liberté, égalité, fraternité brillent en lettres plus dorées, tels des caractères gras, au sein de cette énumération…
* * *
Au retour, nous faisons la halte que nous avions projetée au Palais Bénédictine, en passe de fermer ses portes, et que pas plus l'abbaye de Jumièges la veille, nous ne verrons donc cette fois.
M.-C. m’offre un verre de la célèbre liqueur dans l’Espace dégustation du lieu. Je décline sa proposition de manger un macaron fourré du précieux nectar ; elle en avale un avec une gourmandise surjouée, après que j’ai dû me justifier de mon refus : je n’ai aucune envie de sucré (tout en me faisant la réflexion qu’entre les principes — « mieux vaudrait se passer de sucre ! » — et les faits, M.-C. n’est pas toujours exempte de contradiction).
Nous trouvons la liqueur d'ailleurs trop sucrée à notre goût, mais la pause, agréable.
Il est 20 heures 30 quand nous parvenons enfin à Dieppe.
Nous avons roulé presque cinq heures de demie, passant plus de temps sans doute dans l’habitacle de l’automobile qu’à l’air libre ou dans l’espace du musée.
* * *
Les hostilités reprennent, quoique plus larvées, au dîner. Ainsi M.-C. veut à toute force que je mange tout un avocat et persifle : « Pourquoi un demi-avocat plutôt qu’un entier !? » — et je n’ai d’autre argument alors à lui opposer — à nouveau — qu’une raison proportionnée à mes faim et envie…