714 - JOURNAL SANS FILET (nouveau journal tressé), 6
29 mai
De voir si souvent mes parents et sœur, j’éprouve, moins pour moi peut-être que pour cette dernière, l’impression d’une immense régression.
Je suis invité pour la fête des mères. Ma sœur parle fort — je regrette de le dire — et monopolise la conversation. Mais je suis taciturne, il est vrai, par nature — ou par vocation familiale : elle, l’extravertie, qui parle à tous les chiens avec ou sans chapeau (disait ma grand-mère), moi, l’introverti, l’enfant taciturne et solitaire au bas de l’escalier. En même temps, dans sa conversation presque incessante, ma sœur convoque souvent un passé qui n’a de sens que de cendres, à mes yeux du moins.
Je reçois un message de Marthe : elle n’a pas acheté de couronne. Elle propose — plutôt — de faire un don à la SPA ou à la fondation Brigitte Bardot : Frédérique, dit-elle, aurait préféré cela à des fleurs. Un instant dérouté, j’accepte son idée dans mon message, mais en précisant préférer la première que la seconde des associations caritatives auxquelles elle a songé.
J’informe dans un message de cette proposition T. Sans connaître la réponse que j’ai faite à Marthe, il abonde spontanément dans mon sens en optant pour les chiens et les chats plutôt que les phoques (je caricature certainement, mais les accointances frontistes de la lointaine sex symbol a tout de même de quoi refroidir des ardeurs zoophiles — que je n’ai guère en général —, et je ne m’étonne pas de la réponse de T.).
En même temps qu’à M. et T., j’écris à Judith pour organiser mon prochain séjour parisien, ainsi qu'à M.-C. Je trouve à ces correspondances de douces consolations.
Soir
Judith m’a répondu (et cite la chanson de Brel Vieillir à propos de ce que j’ai pu retracer de l’hospitalisation de mon père : mourir la belle affaire…) : je serai à Paris dès le 24 juillet.
30 mai
J’ai rendez-vous dans l’après-midi avec Marthe et Yann.
Marthe m’explique que Frédérique avait signé un chèque pour la SPA, qu’elle n’a pas envoyé (elle avait d’ailleurs omis de remplir l’année en inscrivant la date du chèque). L’idée d’un don plutôt qu’une couronne vient de Berthe.
Comme il me l’a demandé, je fais un chèque pour nous deux, T. et moi.
Je suis un peu désolé de devoir les quitter très rapidement.
J’ai cassé la branche de mes lunettes de vue. Je ne peux me faire remplacer la monture, puisque plus de trois ans se sont écoulés depuis la dernière ordonnance : il m’en faudrait une nouvelle. Ce matin, muni d’anciennes lunettes, j’ai ressenti les premiers symptômes d’une migraine ophtalmique. Encore un problème à résoudre.
J’ai fini par me décider à louer un appartement à Copenhague. Je me demande, cependant, si c’est vraiment une bonne idée. Je ne connais rien du Danemark, et je ne saurais davantage comment délibérer à ce sujet. C’est, en tout état de cause, le voyage le plus cher que j’entreprends depuis bien longtemps — en vérité, depuis le Laos et le Cambodge, mais distance et exotisme justifient pareille dépense). Il faudra que je m’y prenne plus tôt l’an prochain — et aille enfin à Saint-Pétersbourg.
31 mai
Cette fois, j’ai rendez-vous avec T.
J’avise Christiane, installée à la terrasse. Difficile paraît de l’éviter.
Elle arbore une mine grave — pour tout dire : une tête d’enterrement. « Tu connais la nouvelle ? » sont ses premiers mots. Je m’agace intérieurement : à mon sens, Christiane ne devait plus voir Frédérique depuis fort longtemps…
T. survient peu de temps après et s’installe.
Il m’amuse qu’il n’enregistre pas toujours ce que Christiane dit… Mais — inconscience ? surdité ? — il relance poliment (?) la conversation.
Je me fais, pour ma part, de plus en plus taiseux…
Il m’agace, en outre, que Christiane ait plus de nouvelles que je n’en ai depuis près de trois mois de M.-C.
Au moins a-t-elle pris (nous explique-t-elle) des distances avec Jean-Pol. (Elle m’a d’ailleurs raconté, avant que T. n’arrive, qu’il n’avait pas compris que Frédérique était décédée : en lisant la nécrologie du journal local, il avait pensé, en lisant son nom, que c’était sa mère — morte depuis trois ou quatre ans — dont il était question… Mais il y a longtemps que les nouvelles du monde ne parviennent à Jean-Pol que déformées, passées à l’étamine, radicale, d’une pensée qui flirte de plus en plus avec les haines de l’extrême-droite…)
Me montré-je injuste envers Christiane, qui habite tout près de chez moi ? Par deux fois, j’annonce vouloir m’en aller (je le fais surtout pour T., qui pourrait en profiter pour donner sa fin de bail à cette conversation qui m’indispose de plus en plus). Je finis par les planter là — sans proposer à Christiane de la ramener jusque chez elle alors que (elle n’en sait naturellement rien) je suis venu en voiture.
Je m’en veux ensuite — bien sûr. Puis je pense brusquement que S. m’approuverait. (Et, de fait, mon exaspération intérieure s’apparente à une intransigeance adolescente, telle, pour tout dire, que nous pouvions en manifester, S. et moi, il y a quelque quarante ans…)
Et je me pose sourdement la question : pourquoi sommes-nous si affectés de la mort de Frédérique ?
Et je dois m’avouer — quand bien même si je ne saisis pas toute la portée de ce que je veux dire par cela — que j’en veux peut-être à Frédérique de m’avoir distrait de la mort de J.-M.
Quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de conclure que certains tirent la couverture du mort pour l’avoir à leur avantage. Que T., qui ne m’en a rien dit, soit malheureux, que M., qui tâche de faire bonne figure, taise son chagrin les honore, elle et lui, sans conteste ; mais je soupçonne dans d’autres réactions quelque imposture…
* * *
Autre décès : Marcel, le cousin de mon père, est mort aujourd’hui. La nouvelle ne m’a fait aucun effet particulier. Je sais, cependant, combien mes parents lui étaient attachés.