716 - Journal d'un conscrit (6) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

716 - Journal d'un conscrit (6) [in memoriam J.-M.]

 

C***, le 23-10-1983

Chers J.-M. et Pascal,

Chaque fois, ma main est là, qui va commettre ce lapsus [calami], plus fort que tout, d’écrire **** en place de C***… Bien entendu. A chaque fois évité, retenu, superstitieusement — cependant. Je suis donc à C***. [Nous sommes] le dimanche 23 octobre.

Toujours hospitalisé. Les résultats de l’insulinémie se font attendre, attendre encore. L’on m’a donné ce matin un immense bocal pour recueillir mes « urines de 24 heures ». Je fais, incertain, des pronostics douloureux quant à ma prochaine “réinsertion” à la caserne… En cas de “changement d’adresse” —[c]es euphémismes sont bien jolis —, je ferais en sorte de vous prévenir rapidement. (A ce propos, une nouvelle adresse, quelque peu rectifiée : Romain ****, J. R., Hôpital des Armées ******, Avenue de *******, Service de Médecine, Salle L***, ***** C*****)

 

Salle L*** — donc. Il est dix heures un quart. Radio tonitruante (Bernard Lavilliers). Soleil. Ciel bleu, temps sec. Prévisions de la météo : 15 degrés pour l’après-midi. Nouvelles sensationnelles (à sensations ?) de l’attentat meurtrier au Liban. 63 morts. Ciel bleu. Allées et venues des infirmières. Cet environnement bruyant n’est pas très favorable à [ma] lettre…

Et, pourtant, depuis vendredi, la moitié du dortoir s’est vidée de ses permissionnaires. A seize heures, ce fut tout à coup beaucoup plus calme — presque intime. D’autant plus « calme » d’ailleurs que trois autres types, qui n’avaient pas droit à une permission, se sont envolés pour le week-end. Le reste du dortoir s’est jeté dans des conjectures pour déterminer si, oui ou non, le fait passerait inaperçu. Rebondissement : les infirmières ont vite constaté leur absence — [en se trouvant] bredouilles avec leurs plaques de médicaments, leurs tensiomètres et thermomètres —, et l’on parle de suspensions de permissions, de retour au Corps, de trente jours d’emprisonnement… Voilà de quoi déchaîner un peu les passions…

 

J’évite toujours le plus possible toute situation de communication. L’on ne transgresse guère mes comportements d’évitement, sinon pour quelques renseignements ou me taxer d’une cigarette. Je ne parle donc quasiment jamais. Cela me prive d’ailleurs beaucoup moins que les semaines précédentes, puisque je sais à présent que, malgré une certaine nervosité, l’acte de langage est assez simple à recouvrer. Et c’est comme si, bien souvent, l’on me fichait la paix — presque une paix royale…

Mais je m’aperçois que le rôle de “véritable asocial” est beaucoup plus dur à tenir que je l’imaginais auparavant, tant certains conditionnements prennent le pas sur des velléités de simulation : difficile, par exemple, de ne pas tourner la tête à certains bruits, comme le bruit d’une porte qui s’ouvre…

Peu à peu des habitudes se créent qui, paradoxalement, sont presque réconfortantes : on habite mieux des lieux devenus familiers, où l’on sait comment s’isoler, trouve ce dont on peut avoir besoin sans se faire guider ; par-dessus tout, l’impression d’un labyrinthe s’estompe, et l’espace s’est rétréci. Cela ne m’est pas inconnu, d’ailleurs ; mais je m’étonne que ce reste vrai pour moi en cet endroit, en ce moment.

 

Je poursuis, commencé dès lundi, un programme non pas « hypoglycémique » mais « anorexique ». Je jette des plateaux à peine entamés dans les poubelles de la cantine… Personne ne semble s’en être frappé outre mesure, et je n’ai guère eu que quelques commentaires des gens de ma table — qui ne sont jamais les mêmes à chaque repas. Pour mieux marquer cela, je ne suis pas du tout descendu à la cantine, espérant que mon absence ne passerait pas inaperçue… Patience et longueur de temps…

Je vis donc de menues rapines effectuées dans les poubelles à des heures tardives de la soirée ; j’ai également dérobé quelques fruits de mes plateaux. Mon régime de subsistance est essentiellement frugal : restes de fruits que je vais rincer à la dérobée. Et j’ai mangé un malheureux paquet de Treets, qui me restait dans mon sac, vendredi après-midi…

Chacun a droit, durant le week-end, à un ou deux quartiers libres. Je suis donc sorti hier, pendant quatre heures. Mon estomac a difficilement supporté l’épreuve que je lui ai infligée lors ; prendre des réserves — en l’occurrence un rocher Suchard et tout un camembert — pour tenir le choc.

Je suis rentré plus mal en point qu’en sortant !

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article