732 - Passacaille estropiée (16)

Publié le par 1rΩm1

 

Passacaille estropiée

 

Paris, Berlin, Copenhague

 

(journal extime, 24 juillet -13 août 2016)

 

XVI

 

 

7 août

Le petit appartement de Else se révèle peu à peu : petits tapis de laine noués main servant de seuil à l’entrée des pièces, un tapis d’Orient de très petit format sous une table moderne en verre dépoli, affiches ou reproductions de dessins ou peinture [?] (de Picasso, Matisse, et d’un artiste qui m’est inconnu, Anselm Kiefer, exposé à Louisiana en 2010-2011). L’effigie d’un bouddha thaï — l’un de ces sortes de transferts muraux dont j’ignore le nom — orne un des murs blancs près du lit, ainsi qu’une affiche de cercles concentriques dans une eau d’un bleu idéal intitulée “Serenity” et dont le texte anglais expose assez béatement une philosophie à l’emporte-pièce (l’avenir appartient à ceux qui croient en [plutôt qu’à, même si cela peut paraître un calque maladroit] la beauté de leurs rêves). J’ai noté à part moi — et avec une pointe d’agacement — que Else connaît de la France Strasbourg et Colmar, ainsi que le sud pour avoir effectué un pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle… Else est naturellement — si l’on peut dire — une adepte des produits “bio”, mais aussi d’épices exotiques. J’ai découvert dans son étonnante salle d’eau — à laquelle j’ai trouvé finalement des avantages, tout étant à portée de main — une sorte d’huile de massage à l’arnica dont j’ai enduit mes genou et jambe, dont l’effet n’a toutefois pas été probant. Sa vaisselle, en revanche, ainsi que sa batterie de cuisine sont plutôt pauvres, deux malheureux verres dépareillés peuplant le placard. (Et j’ai souri du contraste avec Beate à Berlin, qui possédait toutes sortes d’appareils ménagers et d’ustensiles culinaires, une vaisselle conséquente, montrant une jeune femme aimant cuisiner, boire et manger : en haut d’un placard une bouteille de rioja attendait d’être terminée. Else et Beate exhibent ainsi un peu d’elles-mêmes, qui naufrage vers moi. Beate cultive le rouge et le rose tyrien, dont elle multiplie les manifestations à travers des objets ou des éléments décoratifs. Elle aussi est une adepte du bio. Mais qui voudrait jouer les Sherlock ou les Sigmund ferait assez aisément le partage entre une femme qui déjà beaucoup vécu (un panneau est constitué de cartes postales, de photographies anciennes issues d’un album familial, de dessins d’enfant, d’images religieuses) et une autre, jeune encore, dont la mémoire ne veut s’encombrer aujourd'hui de rien qui la rattache à son passé [évidemment, j’affabule un peu] : les deux femmes cependant font montre d’une foi en l’existence qui m’est étrangère — et pas seulement parce que les douleurs au genou et au tibia m’accablent présentement. Loin de trouver cela niais, cela me les rend sympathiques, et, à quelque degré, me laisse un peu de regret de ne l'avoir pas cette charpente tout optimiste, d'avoir au rebours cette constitution qui, souvent, me fait lever du pied gauche !

Car, pour ma part et pour l'heure, j’ai mal dormi. Et, si je me suis endormi rapidement, la douleur, prompte à se faire connaître, m’a réveillé. J’ai pris alors un analgésique. (Il me faut songer à les rationner. Il en reste peu. Je n'ai aucune envie d’ailleurs de me bourrer de médicaments.) Le lit, en apparence tout mou, d’Else s’est avéré plus bénin dans ses effets. Il a d’ailleurs la minceur d’un “sur-matelas”, et peut-être en est-ce un en vérité. Quoi qu’il en soit, réveillé depuis quelques temps, m’ont assailli des idées noires, liées notamment à l’inconvénient d’être privé du WiFi (prononcé par Else “Waïfaï”, qui doit être la prononciation de la novlangue internationale sans qu’il y ait de raison à cette prononciation exotique).

Sans doute était-ce méconnaître mon bonheur, ma sortie, toute provisoire, d’un servage sans raison… Car les choses se sont rétablies d’elles-mêmes, et j’ai pu consulter mes messages sur mon ordinateur portable dans l’espace dédié de la grande surface où j’étais allé la veille, en rentrant identifiants et mots de passe quand mes messageries l’exigeaient. J’ai pris là un café à dix couronnes, prix étonnamment doux, tout en m’attablant et pianotant sur le clavier de l'ordinateur.

 

Cela fait, je me rends en bus au centre ville, jusqu’à un bureau d’information touristique.

Je m’étonne, comme à mon arrivée, de cette belle amabilité dont font montre mes interlocuteurs. De ma conversation avec une jeune femme scandinavement blonde est toutefois ressorti que je devrai me procurer une carte touristique de 24 heures si je veux, sans me trop me ruiner, me déplacer jusqu’à Louisiana et Helseneur… S’il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark, c’est bien le prix élevé de toute chose, quand bien même je suppose que les Danois ont des salaires en proportion.

 

Œil et nez en l’air, j'arpente ensuite le centre piétonnier de la ville afin d’en apprécier les façades (mais pas seulement elles), tout en regrettant parfois que les enseignes les défigurent.

 

732 - Passacaille estropiée (16)
732 - Passacaille estropiée (16)
732 - Passacaille estropiée (16)
732 - Passacaille estropiée (16)
732 - Passacaille estropiée (16)
732 - Passacaille estropiée (16)

Douze (seize ?) jeunes gens en uniforme et bonnet de poils défilant le menton martial et le visage impassible tels les gardes de Buckingham Palace au pas cadencé sont bientôt suivis d’une meute de touristes courant pour les photographier. J’ignore d’où ils arrivent et ne sais où ils vont. Mais je les plains de tout mon cœur.

Les photos sont presque toutes ratées (éclairage ? incapacité personnelle ? usure — j’y songe de plus en plus… — de la carte SD ?), ainsi que je le constaterai bientôt.

Je déjeune dans l’appartement d’une demi-pizza dont la pâte aérée est meilleure que sa garniture un peu chiche. Je me suis résolu à acheter des légumes à prix prohibitifs et je savoure une pomme plutôt bonne et sucrée (j’ai jeté la moitié des framboises, moisies, la veille, qui paraissaient — de fait — en souffrance dans le réfrigérateur, et manger un fruit me manquait).

 

Après-midi

Je visite la très impressionnante collection de la David Samling autour des arts de l’Islam. On pourrait passer des heures à ouvrir des tiroirs recélant des miniatures, et, comme la station debout prolongée sans marcher m’est difficile, voire parce que tant de profusion lasse, j’accélère mon parcours…

Side of a cenotaph (sanduq), carved wood, Iran or Central Asia (c. 1100)

Side of a cenotaph (sanduq), carved wood, Iran or Central Asia (c. 1100)

Les miniatures sont récalcitrantes, en outre, à la photographie, tant et si bien que je ne saurais en produire aucune, de même que la plupart des trésors exposés derrière des vitrines : j’achète quelques cartes postales avant de sortir, mais sans trouver les reproductions de celles qui m’avaient le plus attiré l’œil. Je trouve, en revanche, une carte du tapis du Caucase devant lequel j'étais tombé en arrêt.

Detalje af miniature fra et eksemplar af al-Sarais Nahj al-Faradis (Paradisets Veje), Iran, Herat; ca. 1465

Detalje af miniature fra et eksemplar af al-Sarais Nahj al-Faradis (Paradisets Veje), Iran, Herat; ca. 1465

Miniature fra en kopi of Firdawsis Shah-nama, Iran, Shiraz (XVIe siècle)

Miniature fra en kopi of Firdawsis Shah-nama, Iran, Shiraz (XVIe siècle)

Bomuldsdække brodert med farvet silke (149 cm x 135 cm) (Caucase, XVIIe siècle)

Bomuldsdække brodert med farvet silke (149 cm x 135 cm) (Caucase, XVIIe siècle)

Il a plu dans l’intervalle.

Je fais une promenade dans Nuhavn ensuite.

732 - Passacaille estropiée (16)

Ma paire de chaussures, déjà ressemelée entièrement une première fois, va devoir l’être une seconde si je veux la conserver une cinquième année (je me souviens bien dans quelles circonstances je l’ai achetée à M***, et je l’associe à Julien, à qui j’ai donné le sac qui les emballait, puisque sa marque était celle de son tee-shirt préféré, que ce tee-shirt était celui qu’il portait et que je lui ai ôté ce soir d’août 2012 avant la nuit mémorable que nous avons passée ensemble).

 

Soir

Après dîner, je vais dans un bar gay, près de l’hôtel de ville. L’ambiance y est plutôt bon enfant, et la clientèle, mêlée. Deux Français dînent. Je trouve celui qui me fait place séduisant. Il doit avoir trente-cinq ans et ressemble à Tchéky Karyo, mais avec un physique moins abrupt. J’ai commandé une bière brune… à un prix parisien. Le serveur, assez joli garçon, a l’air de se penser irrésistible.

Je le constate : beaucoup de gens ont la tête penchée sur leur téléphone portable. Et moi d'y songer entraîné par quelque pente savonneuse du moment : je suis peut-être, quoi que j'en aie, entré dans une autre saison, une fin de cycle commencé à l'automne 2009, achevé l'été dernier avec Julien, dont le souvenir s'étend sur ce séjour comme sur les autres, dans l'impossibilité de se rejoindre.

 

La douleur, si vive en fin d’après-midi, se calme un peu : j’ai coupé en deux l’analgésique que j'ai pris.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article