762 - Journal d'un conscrit (14) [in memoriam J.-M.]

Publié le par 1rΩm1

762 - Journal d'un conscrit (14) [in memoriam J.-M.]

27 décembre [1983]. 5 h 15.

Voyage, voyage : ce rêve un peu fou que le train omette de s’arrêter à C***. J’aurais sans doute mieux à faire à Paris — je projette d’y aller un de ces jours, en janvier peut-être, chez J.-P. ; mais cela demande[rait] de sacrifier quarante-huit heures de [m]a vie [à ****]… l’on verra bien… —, mais le train, lui, n’a pas l’air de le savoir.

Voyage du retour. De quoi mettre un peu de pessimisme, d’amertume dans le « grand café » du Buffet de la Gare. Les dix jours à venir vont être longs longs à passer. Je crois que je m’étais très bien habitué à rentrer chez moi chaque week-end…

(Les casernes françaises sont « en état d’alerte ». Cela signifie le double, voire le triple de « services » « à monter ». Je redoute d’en avoir plus que ma part à partir d’aujourd’hui jusqu’au début de la semaine prochaine. Je serai de toute façon bloqué jusque là, avec l’interdiction de m’évader en ville le soir.)

 

Trois jours à ****. J’y ai surtout vécu avec S. Cela avait le goût du passé. Courses en ville, repas du soir, balade du chien en forêt et sur le cours, cinéma : tout cela était, il n’y a pas si longtemps, tout à fait quotidien entre elle et moi. Raymonde et toi étant absents, je n’ai guère cherché à contacter d’autres gens. J’ai réveillonné, comme prévu, en famille — en jouant les Cendrillons qui s’esquivent à minuit — pour balader le chien précisément… J’ai également fait un saut chez Grégory (!) pour piller sa discothèque et enregistrer des disques : l’on n’est jamais si bien servi que par soi-même… ! Hier soir, S., Hannah et moi sommes allés voir A nos amours, qui m’a bien plu mais que je ne te recommande pas, connaissant un peu tes goûts (S. et Hannah d’ailleurs n’ont guère apprécié…). Et puis, bien sûr, comme il est si traditionnel en fin d’année, j’ai mangé plus que de raison des choses plutôt bonnes en général, pas mal arrosées le plus souvent, et je songe que je devrais un peu réguler mes rapports à la bouffe… Ils commencent à être loin mes cinquante-deux kilos style bassin parisien, et l’excès inverse ne me sourit guère non plus… J’ajoute à tout cela que j’ai bavardé au “C*****” — lequel s’“égaye” de plus en plus, à un point tel que c’en est presque affolant — avec Pierre G., le temps de constater ces décalages de pensée que j’avais déjà constatés en leur temps — en me disant cette fois que je ne savais comment les intégrer (ce que je n’ai pas cherché à faire). Bref, comme je l’écrivais en début de ce paragraphe-ci, c’est avec S. surtout que j’aurai vécu ces trois jours qui viennent de s’envoler — compagnie que j’ai appréciée à sa juste valeur, celle de très bientôt huit années d’amitié, c’est-à-dire les plus longs et forts moments d’amitié, et nous n’aurions jamais pensé que nous réussirions à cela il y a huit ans, pessimistes, disant que même l’amitié est fragile… éphémère… faible… pour résister au temps : il fait du bien de voir qu’il n’en est parfois rien.  Mais que reste-t-il, au vrai, de mes seize ans ? — sinon S., précisément ? (Hum ! je laisse là ma philosophie à la petite semaine… l’essentiel étant écrit déjà…)

 

Le temps et ses circonvolutions épaisses et lentes. Je n’ai pas fini de les remarquer, cette année — d’en tirer les implications sans valeur : je demande qu’on m’excuse de la métaphysique assez creuse qui les sous-tend.

La fatigue, elle aussi, se fait bien connaître. J’ai à peine fermé l’œil, de toute cette nuit. Aussi les phrases sont-elles difficultueuses, lourdes à boucler ce matin. Ce n’est plus une lettre mais une rançon de papier dans tous les kidnappings que compte cette année — depuis le mien en premier lieu, jusqu’à toutes ces compagnies auxquelles l’on m’arrache, qui me manquent : j’écris ce que dit mille fois déjà — : l’Etat a toujours été plus terroriste que les plus terroristes, et toutes violences politiques s’expliquent à partir de là (c’[est un peu] le slogan politique du matin, achoppé, accouché dans la lassitude1 !), y compris... la violence de mon état.

 

La perspective de n’avoir pas droit à me coucher avant ce soir me sape un peu le moral. Je vais donc cesser là.

 

-=-=-=-=--=-

[La phrase est écrite en 1983, et je ne la renie pas entièrement. Sans doute songeais-je alors soit aux terrorismes des extrêmes-gauches allemande et italienne de la décennie précédente, soit aux attentats anarchistes des XIXe et XXe siècles, et J.-P. n'était pas mort encore — dans un attentat terroriste commandité par un Etat...]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article