634 - À pas dansés (Paris-Bratislava-Vienne-Paris) (15)
4 août
Matin
La matinée commence par quelques photographies d'un des deux pavillons réalisés par Otto Wagner pour la station de métro Karlplatz.
Je me rends ensuite à Karlskirche, dont la monumentalité me déplaît assez. Les fresques de la coupole — on peut emprunter un ascenseur pour les voir de près — me paraissent surtout laides…
Et puis : je le visite enfin, ce fameux Secession, tout proche dans mon souvenir de l’endroit où nous stationnions avec le camping-car, quinze ans auparavant — chose qui serait évidemment difficile à l’heure actuelle —, R. et moi (c’est sans certitude néanmoins quant à l’endroit exact, puisque je n’en reconnais pas les abords, à moins que les lieux n’aient été pleinement reconfigurés entre l’Opéra et ce monument emblématique du Jugendstil…).
Je le visite, mais suis déçu. Les frises de Klimt, en fait, sont des reconstitutions — comme l’est le bâtiment, durement mis à mal par les bombardements de la seconde guerre mondiale1. Je me dis, en payant les 9 euros de l’entrée, que, décidément, transports et musées sont chers à Vienne, plus chers même, les uns et les autres, qu'à Paris…
— Je suis déçu, et c’est pour cela peut-être que j’en photographie les plans
et les quatre faces de la maquette, ce qui permet d’en faire le tour et d’en embrasser l’architecture, comme si je voulais en dérober une vérité quintessenciée,
tandis que je m’en remets à Internet pour approcher d’un plus près l’extravagance narrative de la saga quelque peu mystique imaginée par Klimt…
Gustav Klimt. Reconstitution de la Frise Beethoven (détails), 1985. Technique mixte sur plâtre sur chaume. © Internet
Je pourrais demeurer un quart d’heure de plus pour assister à la performance d'un artiste invité, mais sens monter une sourde irritation à l’idée que l’artist performer ne me consolerait pas sans doute de quelque chose en allé en même temps que le monde d’hier. Cette mauvaise nostalgie m’accable, tandis que, faisant jouer le tourniquet des cartes postales, je constate que le pavillon se prête à toutes les métamorphoses et prétextes d’installations — d’un goût qui n’est pas toujours sûr.
Après-midi
Je visite la Gemaldegalerie.
Comment ne pas être interpellé par cet extraordinaire autoportrait de Van Dyck, génie en herbe qui s’est représenté à l’âge de quinze ans (
et paraît nous suivre, infiniment plus sérieux qu'espiègle, des yeux ?ANTHONIS VAN DYCK 1599 - 1641 Selbstbildnis gegen 1614 entstanden Öl auf Holz / Eiche 43 x 32,5 cm
Je photographie aussi, sensible à nouveau au cadre, mais aussi à l’étonnante dramatisation de la scène, un Tarquin et Lucrèce du Titien.
Et — j'en ai déjà parlé — je songe (donc) à Leiris autant qu’à N*** devant ce portrait d’un certain H. F. Monogrammist représentant un homme de trente-quatre ans, d’une part parce que le tableau semble littéralement reprendre à son compte l’incipit de l’Age d’homme du fait de cette allégorie ricanante de la mort portant sablier dans le dos de l’homme portraituré (Betracht das Ende !), d’autre part, parce que, lorsque j’avais envoyé une réécriture du texte de Leiris à N***, il s’était montré sensible à la mention des « trente-quatre ans » — puisque c’était l’âge qu’il venait d’avoir quelque cinq mois plus tôt… (Aussi lui enverrai-je la photographie floue que j’ai faite du tableau, entre autres clichés qui avaient été comme autant d'occasions — il n’en manque guère, en général — de penser à lui…)
Un gardien m’apostrophe bientôt pour m’interdire mes rapts photographiques…
Je renonce donc à ces rapines, d’autant qu’il me suit à la trace.
C’est dans la dernière salle que je songe à nouveau à Leiris en voyant cette représentation de Judith par Cranach, prête à mourir et nue malgré la gaze qui paraît la rendre plus fragile ou — si possible ! — plus victime encore (après le viol de Lucrèce raconté en amorce par Titien quelques salles auparavant !), comme un doublon troublant du tableau perdu dans les bombardements de Dresde…
Et comment, avec mes faibles moyens photographiques, aurais-je pu saisir le tryptique de Jérome Bosch ?
Weltgerichtstriptychon - Innenseite zwischen 1504 und 1508 datierbar Öltempera auf Holz / Eiche 164 x 247 cm © Internet
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A l’autre bout du ring, je visite l’Eglise votive (Votivkirche), un bâtiment néogothique, dans lequel se trouvent des vitraux étonnants qui juxtaposent, entre autres allusions à l’Histoire du XXe siècle, la Passion du Christ et celle des victimes des camps nazis.
Soir
Est-ce la chaleur ? est-ce l’épuisement ? malgré mon plaisir à parcourir la ville, j’éprouve soudain comme un passage à vide…
Une lassitude me prend, qui m’évoque, après sa frénésie, le mouvement bientôt alenti de la toupie.
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ERRATUM
“À l'été 1901, les membres de l'« Association des Artistes autrichiens » décidaient de réaliser une exposition pour illustrer l'interaction pouvant exister, au plus haut niveau de perfection, entre architecture, peinture, sculpture et musique. À peine un an plus tard, lors de la XIVe exposition, cette idée du Gesamtkunstwerk, notion clé de la Sécession, se vit concrétisée sous la direction de Josef Hoffmann. Vingt et un artistes de l'Association mirent en scène leurs travaux en les positionnant autour de la statue de Beethoven, achevée par Max Klinger en 1902.
Le cycle mural monumental de Klimt ornait la salle latérale gauche du hall principal où les visiteurs de l'exposition pénétraient en premier. Aujourd'hui, la Frise s'appréhende comme une œuvre d'art à part entière et passe pour l'un des sommets du Jugendstil à Vienne.
Le sujet de la Frise renvoie à l'interprétation donnée par Richard Wagner de la Neuvième Symphonie de Beethoven et représente l'Aspiration au Bonheur. Pour symboliser cette quête, Klimt a figuré des Génies flottants qui introduisent dans le récit par le panneau latéral gauche et, enchaînement horizontal de silhouettes, se retrouvent à plusieurs endroits de la frise. Seul un groupe de personnages Interrompt, sur le mur latéral gauche, cette chaine horizontale : une jeune femme nue, debout, et un couple agenouillé, également nu, qui incarnent l'Humanité souffrante et implorent un chevalier en armure dorée. Cet "Invincible Guerrier" se met alors en quête du Bonheur au nom de l'Humanité, inspiré et encouragé par les deux allégories féminines qui se tiennent derrière lui, la Pitié et la Hardiesse.
Dans la scène du mur central, l'Humanité est confrontée aux menaces et aux séductions des "Forces hostiles". Le géant Typhon, monstre hybride à longue toison, ailes bleues et corps serpentin, accapare presque tout l'espace, fixant les visiteurs de ses yeux de nacre. A gauche du monstre se dressent ses filles, les trois Gorgones, surmontées de visages féminins figés à la façon de masques, représentations allégoriques de la Maladie, de la Folie et de la Mort. Les trois femmes situées sur le côté droit incarnent la Volupté, la Luxure et l'Intempérance, cette dernière étant reconnaissable à son ventre proéminent. Un peu à l'écart, une silhouette féminine décharnée se tient recroquevillée, c'est le "Chagrin déchirant". En haut et à droite du mur central, on distingue la tête d'un Génie flottant. Dans le narratif de Klimt. les désirs et aspirations de l'Humanité s'envolent, laissant derrière elles les "Forces hostiles".
Sur le panneau latéral droit, l'Aspiration au Bonheur trouve son accomplissement dans la Poésie, symbolisée par la joueuse de lyre. A celle-ci succède une portion de mur vide : dans l'agencement initial de l'exposition, une ouverture y était ménagée qui permettait d'apercevoir la statue de Beethoven par Klinger. Par l'incorporation visuelle de l'icône beethovénienne à sa Frise, Klimt conduit celle-ci à son apogée dramatique : dans la scène finale, un groupe de silhouettes féminines, personnifiant les Arts, donne accès à l'Univers idéal de l'art. Chez Klimt, c'est un couple enlacé, debout devant le "Chœur des anges du paradis", qui incarne l'Apothéose de l'art, faisant directement référence à Beethoven: "Ce baiser au monde entier" chante le chœur final de la Neuvième Symphonie de Beethoven, basée sur l'Ode à la Joie de Friedrich von Schiller.
A l'origine, ce cycle de peintures avait été imaginé simplement comme œuvre décorative devant être enlevée à la fin de l'exposition. C'est le collectionneur Carl Reininghaus qui acheta la Frise et, à la fin de la rétrospective Klimt (XVIIIe exposition de 1903), la fit démonter: la Frise, avec son support de lattis et natte de jonc, fut donc sciée en huit panneaux qu'on détacha du mur. En 1915, l'industriel August Lederer en fit à son tour l'acquisition. En 1938, la famille Lederer fut spoliée par les nazis, mais la Frise demeura en Autriche. En 1973, la République autrichienne s'en porta propriétaire et la fit restaurer dix années durant par le Bureau fédéral du patrimoine.
En 1986, le cycle de peintures murales intégra une salle spécialement aménagée au sous-sol de la Sécession pour être à nouveau accessible au public en sa qualité de dépôt de la Galerie d'Art autrichien."
À relecture, je comprends mieux aussi pourquoi j’ai parlé de « saga narrative » et de mysticisme, la lecture allégorique de la Neuvième par Richard Wagner me paraissant parfaitement illustrer ce que je n’ai jamais vraiment goûté dans les graaleries germaniques insupportablement bruyantes du musicien…
Et, dans les documents glanés alors, je trouve ce cliché du pavillon travesti en rouge par Marcus Geiger en 1998 — ce qui tout même, plus que “gonflé”, est assez laid…