656 - À pas de crabe, à pas de cancre (3)

Publié le par 1rΩm1

 

À pas de crabe, à pas de cancre

— Paris, Florence, Sienne, Florence, Paris —

Journal extime

(17-29 octobre 2015)

 

656 - À pas de crabe, à pas de cancre (3)

Samedi 17 octobre [suite]

Le fantôme de J.-P. est donc là, qui condamne les uns et les autres à son insignifiance (de vivant).

(En vérité, je me montre injuste à double titre — envers Danièle, envers lui. Je m’agace, en fait, que jurent les souvenirs. Je dirai plus tard, à condition de trouver les mots justes, quel prix j’attachais à notre amitié. Nous avons même — je rêve que cela se reproduise un jour, mais pour un tout autre résultat  — écrit une pièce de théâtre à quatre mains. La honte me submerge de savoir ce que la parturition a pu devoir à des compromis(sions). Car nous étions mal attelés. L’un tirait vers le clownesque, l’autre, vers le psychodrame par trop sérieux, à moins que (c’est probable, et ce, en toute réciprocité) l’un ait voulu contrebalancer l’autre…

Car nous avons été très liés, J.-P. et moi. Si j’aurais très certainement alors refusé l’idée d’une amitié amoureuse avec Didier — il était trop tôt —, je devais me rendre progressivement à l’évidence pour ce qui concernait J.-P. : quelque chose comme un désir de le regarder (ce brun aux yeux bleus), de le toucher (ces poignets aux attaches saillantes, fortes et larges dont j’ai gardé le souvenir précis, aux veinules sur l’albâtre de la peau, ce pantalon de toile qui aurait été si doux sous mes doigts), de l’encourager — puisque, de toute évidence, il n’avait pas besoin qu’on le défende… — et même, si l’enthousiasme n’a jamais été mon fort, de l’applaudir. J’aurais voulu être son égérie, quand, assistant à presque toutes les répétitions d’une pièce dans laquelle il avait le rôle principal, je faisais figure, aux yeux de tout un chacun, d’une groupie. (Danièle me le rappelle. Je devais être transparent à ce sujet, et, sans doute, vaguement ridicule. Martine, la première amie de J.-P., qui s’était d’emblée posée en rivale avant de devenir une amie proche, n’avait pu que constater que les heures que J.-P. me consacrait — non par réciprocité de sentiments mais parce que nos échanges devaient lui importer — étaient des heures qui lui étaient volées… L’ironie voudra que, lorsque je serai son rival véritable, deux ans plus tard, avec J.-L., elle tombera des nues…) Un soir de l’une de ces répétitions, après m’être éclipsé quelques minutes pour fumer une cigarette, je m’assiérai à côté du second acteur et metteur en scène — c’était l’une de ces mises en scène des années soixante-dix où l’on prisait fort les échanges avec la salle et la scène — en croyant m’installer à côté de François, rentré quelques minutes auparavant dans la salle et que je pensais rejoindre, trompé par la chemise blanche, le jean, le gilet noir sans manches d’un costume trois-pièces que portaient l’un et l’autre — en demandant si le second acteur était toujours aussi exécrable, avant, confus, de me rendre compte de ma méprise — mais lui, heureusement, de poursuivre son rôle, de se lever de son siège et de continuer à jouer comme si de rien n’était (mais peut-être n’a-t-il ni compris ni vraiment entendu mes paroles)...

 

J.-P. vivait pour le théâtre. Il m’a poussé, un jour, sur scène, lors de “soirées poésie” dans des MJC, faisant jouer notre amitié et menaçant de me la retirer tout ou partie (j’ai oublié quelle corde il a pu faire vibrer). J’ai détesté cela. A l’évidence, je n’ai aucun don pour la comédie, mais l’ironie a voulu qu’une part de théâtre entre, malgré tout, dans mon métier : il y faut endosser un personnage, lequel se réduit à une fonction, et il m’arrive de m’en amuser, et, sans m’en abuser, d’aimer incarner le personnage tout en n’en goûtant guère la fonction…

 

*  *  *

 

J.-P. phagocyte ainsi quelque peu notre soirée…

 

En face de moi, se trouve malgré tout François, à mon sens plus en forme que lors de nos précédentes rencontres. Il me semble qu’il a grossi : il me paraît plus ventru encore que lors de nos premières retrouvailles en octobre 2009.

Il s’est trouvé un trois-pièces à V***, m’a-t-il rapidement dit avant que Danièle et J.-L. n’arrivent, ce que je savais d’ailleurs par Danièle, qui me l’avait rapporté lorsque nous nous étions vus à **** quelques temps auparavant. Il devra se replier dans un lieu beaucoup plus étroit, ce qui pose la question, épineuse, de la bibliothèque, dont, idéalement, il faudrait sacrifier quelques volumes — idée à laquelle François se rebiffe, selon Danièle, qui exagère peut-être le trait. (Pour ma part, j’ai résolu depuis longtemps la question, n’achetant de livres que très exceptionnellement, préférant désormais, des déménagements successifs m’ayant instruit du poids des livres, emprunter ou me faire prêter des ouvrages que je ne rouvrirai sans doute plus — tant rares sont ceux que l’on relit !…)

 

Dans ce bar où nous terminons la soirée, François me dit de façon insistante que je devrais le contacter à mon retour. Je ne sais jamais avec lui si c’est affaire de politesse, ou si une envie véritable entre dans ses demandes — car c’est lui qui écourte en général nos entretiens, mais il est vrai que nous nous retrouvons généralement au moment de déjeuner et sur son lieu de travail.

Pour me distraire un peu des souvenirs qui m'embarrassent, je suis les allées et venues d’un serveur au physique avenant, avec qui j’échange des sourires.

 

La fatigue l’emportant, nous nous séparons près du parc à vélos où François a remisé sa bicyclette. Nous cheminons ensuite de concert jusque Charonne Danièle, J.-L. et moi. La conversation roule alors sur François et ses filles, que, dit Danièle, François adore, au point qu’il leur sacrifierait un bras… Elle s’étonne d’ailleurs que je ne les ai jamais rencontrées — tandis que, de mon côté, ce n’est pas la première fois que je m’étonne de devoir m’imaginer François en père pélican façon Musset ! Danièle, elle, m’a d’ailleurs montré sur son téléphone portable, au cours de la soirée, la photographie de ses fils, dont j’ai oublié les prénoms (vétérotestamentaires, ai-je noté, ce qui aurait pu m’aider à les mémoriser), deux jeunes hommes bruns charmants : je leur ai trouvé plus de ressemblance avec J.-P. qu’avec sa propre fille, ce que, in petto, je me suis reproché en me rappelant une des maximes de ma mère comme quoi l’on ne perçoit jamais que selon ses tendances

 

Je dois me l’avouer au terme de cette soirée : je n’arrive pas à communier dans le souvenir. Et je me réjouis qu’avec Pascal ou Patrice, ce n’est souvent qu’à demi-mot, ou pas du tout, que nous évoquons J.-M., ou, avec M., presque jamais, Alain.

(Je me le dis aussi parfois : alors que J.-P. s’était éloigné, qu’Alain m’était très proche et mourait du sida, la mort de J.-P. fin 1989 a produit un effet analogue à celui du “mort kilomètre”, ce dont cependant je m’accuse encore de temps en temps…)

 

18 octobre

Sommeil agité, peuplé de revenants. Heureusement, le souvenir des rêves désagréables s’évanouit dès que l’on quitte les draps froissés de la nuit.

 

Et puis… je retrouve mes vivants ! ceux qui m’agitent désormais et peuplent mes pensées diurnes.

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article