1036 - En Bretagne (15)

Publié le par 1rΩm1

 

 

 

EN BRETAGNE

 

(journal extime)

 

(9 août - 21 août 2019)

 

 

15

 

la fin de l’histoire et la suite (à ramentevoir)

 

 

[avril 2020]

 

Je n’ai pas raconté la fin de l’histoire, c’est-à-dire la fin de la journée. J’en ai d’autant plus le regret que j’en ai oublié bien des détails depuis. Peut-être sur le moment ai-je été incapable d’en ressaisir la matière, forte et serrée.

 

On ne sait jamais qui on embarque, ni comment ou par quoi l’on est embarqué. L’émotion qui poigne proprement l’endroit du corps où se tient le cœur (mais ce peut être la gorge, ce peut être le plexus ou le ventre) se retrouve un jour, intacte, imposant des images, des imaginations même — mieux que des “affects”, des affections — où l’on sort de soi pour exister dans quelque famille humaine qui n’est pas la sienne à l’origine, dont on adopte non pas les mots ni les rites, mais la sensibilité, les rires et les colères, comme une intelligence augmentée, par instinct d’un chemin à prendre dès lors ensuite qu’on reconnaît cette familiarité.

Ce serait faux de dire que quelque fait  nous y détermine ; ce sont plutôt des faisceaux de signification qui s’en mêlent et s’y mêlent — considérablement.

Je me dis d’ailleurs aussi que j’ai un peu tardé à comprendre ce qui se nouait ici ou là ; mais, quelque reproche que je m’en fasse, il faut du temps pour que telle ou telle perception parfois produise ses effets…

 

 

*   *   *

 

21 août [suite], après-midi

 

Le matin, j’étais à Orléans. Je disposais d’une à deux heures encore, et me suis promené dans le même quartier que la veille, mais en plein jour.

 

1036 - En Bretagne (15)
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1036 - En Bretagne (15)
1036 - En Bretagne (15)

Après avoir déjeuné d’un sandwich ou de quelque plat du jour rapide à la terrasse d’un café (en face d’une librairie dans laquelle j’étais entré sans trouver le livre que je voulais, tout en m’étonnant des conseils du libraire apposé sur certains ouvrages), en retournant vers la voiture, je me suis trompé de chemin.

Je me suis donc mis en retard. J’en ai prévenu par téléphone le jeune homme que je devais convoyer jusque Sens, un espèce de géant au visage ingrat qui s’est plié comme il a pu pour s'installer sur le siège de devant, jeune homme dont j’ai à peu près tout oublié, sinon qu’il était finalement assez sympathique et que sa conversation n’était pas sans intérêt.

Entre-temps j’avais eu une autre réservation, pour aller de Pont-Sainte-Marie à Nancy, puis une autre encore de Troyes à Saint-Dizier.

 

Demandant à mon premier passager où je pourrais le déposer, il m’a répondu ne pas habiter exactement Sens, mais — alors que je lui proposais de le mener au plus près de chez lui — le village où vivent Pascal et F. J’ai goûté le sel de la plaisanterie : ne m’étant pas résolu à prévenir Pascal et F. de mon passage non loin de chez eux avec comme arrière-pensée l’envie de les voir, de faire un gîte d’étape et de dîner avec eux, mais ne l'ayant pas osé, le prétexte m’en aurait été donné… si deux autres passagers ne s’étaient pas inscrits !

Et, de fait, comme il m’indique un tronçon d’autoroute payante, qui, pour quelques euros, nous permettrait de gagner au moins une demi-heure durant notre trajet, je le mène bientôt devant la maison de ses parents, tout en espérant n’être vu ni Pascal ni F., qui ne comprendraient pourquoi ne leur avoir pas fait part de mon passage à S*** !

 

Entre Sens et Pont-Sainte-Marie, le trajet me paraît interminable. Que de villages à traverser — même si certains ne sont pas sans attraits ou se rappellent à ma mémoire.

 

Je suis cependant en heure et lieu au rendez-vous fixé. Mais il ne se trouve personne qui m’attende sur le parking de la mairie.

Agacé, je téléphone à ma passagère, puisque le temps nous est minuté entre cette ville de la banlieue troyenne et le lieu où je suis censé prendre mon dernier passager.

Elle survient, toutefois, au bout de quelques minutes — et se montre immédiatement bavarde.

J’appelle M***, prévenant que nous aurons un peu de retard.

 

L’occasion me sera donnée de revoir le centre historique près de la cathédrale — et d’autres maisons à pans de bois ! (En vérité, je ne me souvenais pas de grand-chose. C’est ce quartier qu’habitait la famille d’Isabelle, ma grande amie en classe de sixième et cinquième.)

Nous nous réglons assez mal avec M*** par téléphone alors que, après avoir un peu tourné dans le quartier, je trouve enfin un endroit où stationner. Tandis que j’avance vers le lieu qu’il m’indique, lui circule en sens inverse autour de l’Eglise Saint-Nizier, en voulant venir à ma rencontre.

 

© Internet
© Internet

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Nous voici tous trois en route. Je dois d’abord reprendre du carburant, et je me fais indiquer une station qui ne nous détourne pas trop. Alors que je suis à la pompe — c’est la toute première fois que je vois cela — une vidéo en boucle me vante un magasin de meubles, puis m’incite à visiter je ne sais quel autre commerce… Je suis stupéfait de cette façon d’accaparer mes temps et attention, alors même que j’aurais bien aimé me détendre ne serait-ce qu’une minute ou deux de ces heures passées à conduire.

D’abord prévenu contre elle, nous avons, ma passagère demeurée à l’avant et moi, une discussion bientôt animée et intéressante.

Par bribes, elle délivre qu’elle est une gilet jaune. Elle avance d’abord prudemment. Ainsi « Vous n’êtes pas policier ? », me demande-t-elle, alors que nous traînant à 80 km/heure sur les routes départementales, j’explique avoir mis le limiteur de vitesse pour ne pas risquer de contravention, et après qu’elle s’est lancée dans une diatribe contre ces flics qui font du zèle et avoir écopé des PV en nombre quand elle sillonnait les routes. Je m’amuse et lui assure que non.

Elle se livre peu à peu. Elle me désigne sur le bord de la route des noyers, me disant que la récolte cette année sera bonne, qu’elle compte bien revenir en automne gauler les arbres.

J’ai le regret aujourd’hui de ne plus trop savoir reconstituer toute la matière que nous avons pu brasser. Elle, a eu une vie multiple, riche et intéressante. Autrefois cadre (V.R.P. sans que je puisse me rappeler dans quel secteur d'activité précis), après un licenciement et sans avoir pu reprendre d’activité professionnelle étant donné son âge, elle est désormais totalement déclassée.

Novice en combat politique, elle s’est formée, comme beaucoup de gilets jaunes, sur les ronds-points. Elle a découvert aussi comment était possible toute une existence de débrouille, de système D et d’expédients souvent astucieux, dont elle me détaille comment au quotidien elle met cela en œuvre. Sa sensibilité politique se double d’une préoccupation écologique aiguë, qui consonne avec l’ensemble de ces propos. Elle me désigne un site près du lac de Der destiné à quelque opération de “nettoiement” de déchets nucléaires (dont j’enrage aujourd’hui d’avoir oublié le détail), mais déjà en service à des fins de stockage.

Tous les arbres alentour sont malades — plus malades, dit-elle, que la fois précédente où elle avait emprunté cette route.

Nous déposons M*** à Saint-Dizier, intervenu de temps à autre dans nos propos. Il va suivre une formation quelques temps, et nous le déposons devant l’AFPA. Il s’aperçoit en reprenant ses affaires dans le coffre qu’il a oublié ses chaussures de chantier [?] et se demande comment il va pouvoir faire. Il hausse bientôt les épaules et nous dit adieu.

La conversation reprend de plus belle. Elle ira, me dit-elle, à la fin du mois à un rassemblement de gilets jaunes à Genève en protestation contre les violences policières dont ils ont été l’objet. Elle fera du covoiturage et dormira dans un camping.

 

Tout à notre discussion, je me trompe de file sur l’autoroute à l’entrée de Nancy, et, embarqué en direction des Vosges, dois faire une vingtaine de kilomètres de plus autour de l’agglomération, détour qui a l’heureux effet de prolonger nos bâtons rompus. Elle prévient sa fille (son fils ?) de son retard.

Je la dépose non loin de la gare des bus, où elle m’a demandé de la laisser.

 

J’envoie un message le soir même, dont je pèse chaque terme du mieux que je peux :

 

Bonsoir et merci pour le trajet que nous avons passé ensemble. J’ai pensé à vous tout à l’heure en signant [une pétition de soutien contre les violences] pour l’acte 42 [qui aura lieu le 31 août] à Genève. En vous souhaitant une bonne continuation.

 

Le vœu était sincère — et il me poursuit de temps à autre pour me faire sainement ramentevoir ce moment fugitif, qui m’a valu quelques semaines plus tard d’être, à mon modeste tour, gazé.

 

 

 

 

 

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